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le fils de Shah-Jehan avait emmené près de 400,000 individus, pour assurer tant la sécurité que la subsistance de l’expédition, toute la suite du prince anglais tenait dans deux trains, et certes il s’en faut que la sûreté ou le prestige de l’illustre voyageur, voire le confort de ses compagnons, aient eu à souffrir de cette dérogation aux habitudes de la cour mogole. Sans doute, même en Europe, nous ne pouvons nous reporter de deux siècles en arrière sans constater qu’une énorme amélioration s’est réalisée dans nos moyens de déplacemens, sous le triple rapport de la sécurité, de la rapidité et de l’aisance. Mais il convient de se rappeler que dans l’Inde cette révolution économique s’est opérée tout d’un coup, et que les voies de communication, comme au reste tous les élémens de l’organisation politique et sociale, n’y ont pas pris plus d’un demi-siècle pour passer d’un état voisin de notre moyen âge aux développemens les plus raffinés de la civilisation moderne. C’est en 1843 seulement qu’on y a ouvert le premier tronçon de route carrossable, et jusqu’en 1857 un fantôme de Grand-Mogol a conservé l’apparence de la souveraineté dans cette ville sainte de Delhi où la reine, Victoria vient seulement d’assumer, en présence de toute la féodalité indigène, le titre solennel d’impératrice de l’Inde.

C’est au docteur W. Russel, correspondant du Times, que nous devons la description la plus complète et la plus autorisée de ce voyage. Plus favorisé que ses confrères, il avait obtenu, en effet, de cumuler avec ses fonctions de reporter l’emploi de secrétaire-adjoint près de son altesse royale. M. Russel est certainement un des écrivains qui, durant la seconde moitié de ce siècle si fertile en grands événemens, ont le plus vu par eux-mêmes et peut-être avec le plus de fruit. Ajoutons que son ouvrage se distingue par les deux qualités les plus désirables dans un livre de ce genre : la précision des détails et l’attrait du style. Tout au plus peut-on reprocher à l’auteur dans ses appréciations politiques et sociales une certaine réserve commandée par sa position. Peut-être aussi abuse-t-il un peu des noms propres et des incidens journaliers ; mais, une fois que l’expédition a atteint les rivages de l’Inde, la nouveauté, l’étrangeté, voire la grandeur des détails qu’il nous prodigue, empêchent son talent de se perdre dans la banalité et la monotonie qui sont si fréquemment l’écueil des historiographes forcés de tout dire et de faire une part à chacun. Aussi, tout en nous servant de nos souvenirs personnels, ne pouvons-nous mieux faire que de suivre cette relation pour esquisser ici la physionomie et l’organisation d’un voyage probablement unique dans notre siècle tant par sa portée officielle que par son éclat pittoresque.