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mari trouver plus de plaisir hors de chez lui que dans son intérieur. Elle devine qu’elle est en train de perdre à ses yeux le charme qu’elle exerçait à son insu sous le toit familier qu’elle a quitté pour le suivre. Son costume, son chant, son accent même, tout était alors pour Lavender une matière toujours nouvelle d’admiration. Nulle part il n’avait vu d’étoffe pareille à celle dont elle s’habillait, et toutes les fois que, cédant à la coutume des Hébrides, elle adoucissait la prononciation de certains mots en y insérant une voyelle, il laissait éclater un enthousiasme que cette simple lettre ne justifiait pas. Était-ce donc le cadre qui faisait toute la valeur du tableau, et faudrait-il retourner à Borva pour retrouver la paix des premiers jours ? Ce serait peut-être le salut des deux époux, mais Sheila n’ose le demander à son mari. Au moins tentera-t-elle de replacer pour un instant celui-ci sous l’influence de souvenirs qui lui doivent être précieux encore, et c’est justement le stratagème enfantin dont elle s’avise qui précipitera le cours de sa destinée. Pour fêter l’arrivée de sa cousine Mairi, qui vient la voir à Londres du fond des Highlands, elle orne à sa façon la chambre qu’on est convenu d’appeler la bibliothèque, quoique le tabac et les pipes y tiennent une place plus importante que les livres. Des bruyères fraîches encore couvriront la cheminée, où seront posées quelques grosses coquilles de mer. Dans le foyer, une motte de tourbe répandra cette senteur qu’on n’oublie pas une fois qu’on l’a respirée, et sur la table, près d’un grand saumon, des bouteilles remplies de whiskey étaleront leurs formes norvégiennes.

À cette vue, le cœur de Lavender ne se fondra-t-il pas ? Malheureusement, ce jour-là, le maître de la maison a, sans en prévenir la maîtresse, ce qui est toujours hasardeux, invité des amis à sa table. Il vient lourdement, comme certain héros du drame romantique, « patauger à travers ces toiles d’araignée, » et, plus surpris que charmé de la transformation de son appartement, il fait entendre non sans rudesse à la pauvre Sheila que sa cousine avec ses manières rustiques serait déplacée à côté des personnes qu’il attend. Sous ce coup imprévu, Sheila, baissant la tête, laisse l’ingrat faire honneur à ses convives et, suivie de la malencontreuse Mairi, sans larmes, sans phrases, elle abandonne la partie et quitte la demeure conjugale. Elle s’en va demander un asile non pas à son père, car devant lui elle ne veut pas rougir de son époux, mais à la vieille admiratrice de Marc-Aurèle, qui a mieux compris que son neveu la délicatesse et la fierté de la jeune femme.

Cependant, après tout, le peintre n’était pas si noir qu’il en avait l’air. Lavender sent sa faute, reconnaît humblement qu’il s’est trompé et prend la résolution de reconquérir le cœur qu’il n’a pas su garder. Il réussira dans cette entreprise. Lorsqu’il aura montré