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l’an dernier à Stornoway. Il a trois mille acres de forêt avec des daims dans le Sutherland, et il aurait été très content d’épouser miss Sheila. Je lui ai dit : Ce n’est pas à moi de vous dire oui ou de vous dire non, monsieur Mac-Intyre ; Sheila vous fera sa réponse elle-même. Mais il a eu peur de lui parler, et Sheila ne sait pas pourquoi il est venu deux fois à Borva l’année passée.

« — C’est, dit Ingram, beaucoup de bonté de votre part de laisser Sheila tout à fait libre dans son choix, La forêt de daims aurait cruellement tenté plus d’un père.

« Ici le vieux Mackenzie fit entendre un rire moqueur : — Que diable ai-je besoin d’une forêt de daims pour ma Sheila ? Sheila n’est pas une fille de pêcheur. Elle n’est pas pauvre. Elle épousera justement le jeune homme qu’elle voudra, et pas un autre ; voilà ce qu’elle fera, parbleu ! »

M. Mackenzie n’est pas un père comme un autre. Il est bien un peu surpris lorsqu’Ingram, encouragé par la déclaration de principes qu’il vient d’entendre, profite de ces bonnes dispositions pour insinuer que le choix de Sheila est fait. Il ne comprend guère que sa fille ait donné son cœur à un étranger ; pourtant, si cet étranger lui plaît, cela suffit. Il ne se montre pas moins traitable sur une matière ordinairement assez fertile en discussions, et c’est au tour d’Ingram de s’étonner quand il voit l’indifférence de M. Mackenzie pour les perspectives brillantes que, plénipotentiaire habile, il étale à ses yeux. Lavender sera riche un jour ; une tante généreuse lui laissera toute sa fortune, et c’est à sa bonté plus qu’à son pinceau qu’il doit de mener déjà une vie exempte de soucis pécuniaires. Ceci ne fait pas précisément l’affaire du brave habitant des Hébrides. Beau-père unique au monde, il aimerait mieux un gendre pauvre ; aussi fait-il remarquer avec complaisance à l’ambassadeur de Lavender que la tante et le neveu pourront se brouiller un jour, que les tableaux ont plus de succès quand ils se donnent que quand ils se vendent ; bref, il caresse par la pensée tous les bienheureux accidens au bout desquels le peintre se verrait sans le sou. Alors, le calcul est bien simple, il donnerait tout son argent au jeune homme, à la condition de venir vivre auprès de lui dans l’île de Lewis, non pas à Borva, qui n’est qu’un banc de rochers, mais à Stornoway, où l’on trouve des maisons, des rues et même une société. — Avec un pareil beau-père, on le sent bien, il n’est pas difficile de s’entendre, et les fiançailles suivent de près les négociations. Six mois après, debout sur un petit promontoire battu des vagues, un homme à la barbe grise cherchait d’un œil perçant à travers les lames, la brume et la pluie, la fumée du bateau qui va de Stornoway à Greenock. Quand il aperçut sur le pont du navire un mouchoir blanc qui s’agitait, comme s’il eût parlé à celle qu’il ne voyait plus, il dit : — Ma pauvre petite