Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/653

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

distraction que Tom Cassilis puisse offrir à sa cousine. Le village d’Airlie possède dans la personne de Neil Lamont un musicien attitré qui représente la paroisse sous son aspect guerrier et sous son aspect musical en même temps. Le pensionnaire, c’est le nom qu’on donne dans le pays au vieux soldat, est une des plus heureuses figures de M. William Black. Il a été à Waterloo. Il faisait partie dans cette journée de ces vaillans régimens de highlanders qui, suivant un mot prêté au vaincu, ne s’apercevaient pas qu’on les tuait. Il profitait de cette circonstance pour décrire minutieusement Napoléon, que d’ailleurs il n’avait jamais vu, et les habitans d’Airlie avaient appris depuis longtemps par ses récits à se faire une idée de la rage et de la mortification qui parurent sur le visage de l’empereur quand il reconnut Neil Lamont courant à la victoire sur les cadavres de trois grenadiers français. C’est ce héros que l’irrésistible Courlis s’en va chercher un jour de pluie pour prouver à la cousine que la musique écossaise ne le cède en rien à celle des autres pays.

« Quand le pensionnaire apprit qu’il jouerait du violon devant une jeune Française, il fut tout fier. N’allez pas croire, dit-il à son compagnon, que je sois capable de blesser la susceptibilité de cette dame. Non, je vous jure qu’elle ne se doutera pas que j’étais à Waterloo. — Coquette le reçut gracieusement, de son côté le highlander se montra plein de respect et de dignité. Il refusa doucement de lui montrer sa médaille dans la crainte que l’inscription qu’elle portait ne lui fît de la peine. Il tira son violon de la boite, s’assit et joua toute sorte de branles et de strathspeys, mais pas un seul air guerrier. Qui sait, disait tout bas le musicien à l’oreille du Courlis, qui sait si elle n’a pas entendu parler de nos chants de victoire ? Non, non ; Neil Lamont n’ignore pas la manière de se conduire avec une dame. — A son tour, Coquette s’assit au piano. Il y a une vieille mélodie écossaise. Nous n’aurons point d’autre roi que Charlot, dont son père raffolait. Quand elle frappa les premiers accords de cette vive chanson, le highlander resta d’abord silencieux. Il n’avait jamais eu l’idée qu’on pouvait donner tant de puissance et de majesté à un air que les gamins jouaient sur des sifflets d’un sou ; mais lorsqu’il se fut familiarisé avec les sons opulens qui sortaient du piano, il commença à s’agiter sur sa chaise ; il battait du pied la mesure, il se frappait la jambe avec la main, il dressait la tête, il prenait des airs de défi. Tout à coup, sautant en pied, il se mit à se promener par la chambre en brandissant son archet comme si c’eût été une épée. Et en même temps, Coquette entendit derrière elle les notes aiguës et chevrotantes d’une voix de vieillard. Quand elle se retourna, elle vit le pensionnaire qui marchait à grands pas comme un possédé, la tête levée en l’air et les