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Les uns voyagent soi-disant par pur amour de la science ; les autres, selon les cas, reçoivent des missions ostensibles. Ceux-ci comme ceux-là rapportent de leurs voyages des renseignemens que l’Angleterre utilise pour prendre des résolutions en pleine connaissance de cause. Tous les gouvernemens réfléchis en font autant. La Russie, dans son expansion incessante sur les frontières du nord de la Chine, envoie toujours en avant-garde des voyageurs isolés. Tantôt ce sont des officiers, tantôt de simples touristes. Leurs observations servent à diriger plus tard la marche du gouvernement. La Prusse, moins coloniale que guerrière, est admirablement renseignée d’avance sur les pays où elle porte ses armes, et nous avons vu en 1870 qu’elle connaissait mieux que nous-mêmes les ressources de la moindre de nos localités. Il nous semble que, si nous avions fait explorer l’empire d’Annam avant d’aborder à Tourane, nous eussions évité l’école que nous avons faite en y débarquant nos premières troupes. Peut-être même, si l’amiral Rigault de Genouilly eût été mieux informé d’avance, il ne serait pas descendu de Tourane à Saigon, c’est-à-dire à la pointe la plus extrême de l’Indo-Chine, d’où notre rayonnement dans l’Empire du Milieu était très difficile. L’idée d’affamer le souverain de Hué en occupant les provinces nourricières de l’ennemi était ingénieuse, mais de peu de portée. Ce n’était rien qu’un moyen de guerre, et après la guerre ce moyen n’avait plus de mérite. Restait seulement la valeur intrinsèque du territoire conquis. Réduite à ces proportions elle était médiocre. Il est pénible de devoir au seul hasard les progrès que nous avons faits en Cochinchine et d’avoir attendu que nous y fussions fixés en des provinces qui n’étaient peut-être pas les meilleures pour découvrir la nécessité de prendre le Cambodge sous notre protection, de refouler l’ambition de la cour de Siam, de remonter le même fleuve pour savoir s’il conduisait en Chine et de découvrir enfin, longtemps après notre établissement loin du Tonkin, qu’il existait dans cette province, d’abord négligée par nous, une route fluviale conduisant en moins de cinq jours au cœur de la préfecture chinoise du Yunan. Ces regrets sont d’ailleurs inutiles ; nous sommes liés et bien liés avec le roi Tu-Duc par des traités que la dernière législature a consacrés solennellement.

Ces conventions comportent la reconnaissance de la souveraineté de Tu-Duc sur la Haute-Cochinchine et le Tonkin, et, mieux encore, l’engagement de prêter à cet ancien ennemi l’appui de nos armes pour défendre au besoin ces droits que nous constatons. Cette clause, fort gênante pour notre politique future, est tout à l’avantage de notre ancien ennemi et peut nous exposer à des conflits avec une puissance européenne, la Prusse par exemple, qui cherche un établissement dans l’extrême Orient. De toute façon,