Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/556

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se disposaient à « chambarder la cambuse. » C’était plus qu’il n’en fallait pour désespérer un homme intelligent et obéi ; or Ramain n’était qu’un mauvais drôle obtus dont l’autorité, toujours discutée, était en ce moment de nulle valeur. Il ne savait à quel parti s’arrêter. Il était plus de quatre heures et demie ; Ferré allait revenir, car le dernier détachement de soldats avait quitté la Petite-Roquette ; Ramain était donc très pressé et peu rassuré. Tout à coup il entendit le bruit des chevaux entrant dans la cour ; c’étaient Ferré, François et une troupe de fédérés. « Et mes otages ? » dit le délégué à la sûreté générale. Ramain, fort piteusement, raconta la vérité. Ferré fut plus calme qu’on n’eût osé le croire. Ce pantin malfaisant comprit tout de suite le parti qu’il pouvait tirer de la situation. Faire cause commune avec les criminels, jeter ceux-ci, appuyés par les fédérés, dans les escaliers, attaquer les grilles, les renverser, démolir les barricades et, coûte que coûte, se rendre maître des otages récalcitrans. Il donna ses ordres à Ramain ; celui-ci rassembla un peloton de fédérés, le précéda et, se présentant dans la cour principale, il apparut, suivi de la force armée, devant les détenus criminels, qui se replièrent rapidement vers le bâtiment du fond formé par la chapelle et gardèrent une attitude menaçante. Ramain leur dit : « Criez : vive la commune ! et vous aurez la liberté. » Les détenus crièrent : « Vive la commune ! » Les fédérés répondirent : « Vivent les condamnés ! » car une politesse en vaut une autre. On se mêla, on fraternisa. Quelques otages ont dit qu’à ce moment les criminels avaient été armés de fusils par ordre de Ferré ; ils se sont trompés. Seul, un condamné à mort nommé Pasquier prit, en se jouant, le fusil d’un sous-officier et fit quelques cabrioles en criant : « Où est Pinet, je vais tuer Pinet ! » Il fut immédiatement désarmé par le brigadier Ramain. La place de la Roquette, la première cour, le greffe, étaient remplis de fédérés et de curieux ; les détenus réunis aux gardes nationaux allaient, sous la conduite de Ramain, tenter l’escalade des sections, lorsque ce mauvais monde disparut tout à coup comme une volée de corbeaux effarouchés. Jamais, sur aucun théâtre, pareil changement à vue ne fut plus rapide. À l’entrée même de la Grande-Roquette, sous la voûte où s’ouvrent le poste et le premier guichet, quelqu’un dont il a toujours été impossible de constater l’identité, — un loustic, — un homme de génie, — un effaré, s’écria : « voilà les Versaillais ! » Ce fut une débandade ; Ferré, François se lancèrent à cheval, les fédérés filèrent par les rues voisines, les détenus firent irruption sur la place après avoir pris des fusils dans le poste, et en moins de deux minutes la prison fut débarrassée des hôtes sinistres qui l’encombraient : la panique fut telle qu’ils ne revinrent plus.