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guise et en avait fait une sorte de marche triomphale. Une vivandière vêtue de rouge, le sabre à la main, juchée à califourchon sur un cheval, s’avançait la première ; après elle, une batterie de tambours, appuyée d’une fanfare de clairons, sonnait la charge et versait l’ivresse du bruit rhythmé dans ces têtes affolées déjà par l’ivresse de l’alcool et du sang. Derrière les musiciens, un jeune homme de vingt ans à peine, merveilleusement agile et adroit, sorte d’acrobate tombé de corde raide en barricade, dansait en jonglant avec son fusil. La foule armée pressait les otages ; des femmes leur « allongeaient » des coups de poing, des coups de griffe à travers les fédérés, qui les gardaient. On criait : « Ici, ici, il faut les tuer ici ! » Émile Gois apaisait le peuple d’un geste de la main et disait : « Non ; vous avez entendu le citoyen Ranvier, il a ordonné d’aller aux remparts. » Dans cette rue de Paris, insupportablement longue, le martyre que ces malheureux eurent à souffrir n’est pas concevable. Pas un de ceux dont ils étaient entourés qui ne voulût frapper son coup, japper son injure, lancer sa pierre. Ils ruisselaient de sueur ; les soldats avaient une admirable contenance et, sous les immondes projectiles qui les accablaient, marchaient comme au feu dans les bons jours de victoire du temps de leur jeunesse ; derrière eux, à haute voix, les prêtres les exhortaient à bien mourir : il n’en était pas besoin. Mais, à distance historique des événemens, il n’en reste pas moins incompréhensible que pas un de ces hommes, qui tous étaient très braves, n’ait tenté un effort désespéré. Un mot nous a été dit qui explique peut-être cet étrange phénomène : tous avaient peur d’être massacrés et espéraient encore qu’ils ne seraient que fusillés. — Cette épouvante de la douleur prolongée semble avoir hanté l’esprit de tous ceux qui ont été assassinés par la commune ; que l’on se rappelle la dernière parole de Jecker : « Ne me faites pas souffrir ! »

Autour d’eux, on chantait, on dansait, on hurlait ; la foule, absolument enivrée, était parvenue à cet état de paroxysme qui enlève la conscience de soi-même et des actes que l’on va commettre. Il n’y avait plus là en présence que des jouets humains que l’on allait torturer pour « s’amuser » et des furieux devenus incapables de distinguer le bien du mal. Cette sorte de folie, c’est la maladie des foules, qui sont des agglomérations nerveuses où la sensation subite, la brusque impression tiennent lieu de sentiment et de raisonnement. À la croix formée par l’intersection de la rue de Paris et de la rue Haxo, la tête du cortège s’arrêta, la queue continua à marcher, et il y eut une confusion qui permit à des énergumènes de se rapprocher des otages et de les frapper au visage. Après quelques convulsions de cette masse en frénésie, on fit halte, et tout le monde se mit à parler à la fois. Il s’agissait de savoir où l’on conduirait les victimes et