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réalité. Delescluze n’est point tombé sur la place du Château-d’Eau, au-delà de la barricade qui fermait l’entrée du boulevard Voltaire ; il est tombé en-deçà sur le boulevard même.

L’autre version est simplement absurde. M. Washburne, ministre plénipotentiaire, des États-Unis d’Amérique, mû par un sentiment d’humanité, aurait, dans la soirée du 24 mai, fait une démarche auprès des autorités allemandes afin que celles-ci intervinssent et obtinssent un armistice en faveur des insurgés. Le 25, il se serait rendu à la mairie du XIe arrondissement, aurait fait accepter ce projet à Delescluze, aurait vainement tenté de sortir de Paris avec lui dans la matinée, serait revenu le soir vers cinq heures et aurait, pour ainsi dire, assisté à sa mort. Un des historiens de la commune, M. Lissagaray, adopte cette fable en la modifiant légèrement ; ce n’est plus M. Washburne, mais simplement un de ses secrétaires. Ces allégations ne sont que ridicules ; elles seraient odieuses, si l’on ne savait que les gens de la commune et ceux qui les hantaient ne connaissaient pas le premier mot des usages diplomatiques et que leur niaise crédulité égalait leur ignorance. Nous sommes formellement autorisé à déclarer que tout le personnel de la légation des États-Unis, — ministre, secrétaires, employés, — s’est strictement tenu à l’écart pendant ces jours douloureux, que nulle tentative de conciliation n’a été essayée, et que nulle ingérence, même officieuse, n’eût été tolérée par M. Washburne. Cette légende a été fabriquée de toutes pièces et s’est fait jour pour la première fois en 1871, au lendemain de la défaite, dans l’adresse du conseil général de l’association internationale des travailleurs au conseil central de New-York pour les États-Unis. Ce n’est même pas une erreur, c’est un mensonge intéressé destiné à faire croire qu’il existait quelque solidarité entre l’Amérique et la commune[1].

L’intervention d’un membre quelconque du corps diplomatique et des autorités allemandes n’est pas plus vraie que la prétendue fuite tentée par Delescluze. L’avant-propos d’un roman de M. Ranc, une déposition erronée d’un témoin mal informé, ont servi de base à une fable que le souci de la vérité fait encore un devoir de mettre

  1. Quelques publications ont recueilli cette fable avec une déplorable légèreté. Au rédacteur d’un journal franco-américain qui l’avait reproduite, M. Washburne a écrit : « Monsieur, je lis dans votre journal du 10 et du 22 novembre certains détails sur la mort de Delescluze à propos desquels je crois devoir vous dire que votre bonne foi a été trompée. En ce qui me concerne, ces détails sont entièrement apocryphes. Je n’ai jamais eu d’entretien avec Delescluze, ni avec qui que ce soit à son sujet : je ne l’ai même jamais vu. Toute cette histoire n’est pas seulement malveillante, elle est aussi, permettez-moi de le dire, absurde, car, à l’époque à laquelle elle se rapporte, la condition des choses était telle à Paris que les faits dont vous parlez n’auraient pas pu s’y produire. Recevez, etc. E.-B. WASHBURNE. Paris, 20 décembre 1876. »