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esprit à la fois indécis et tenace ; en tout cas, aux dernières heures de la commune, Delescluze paraît avoir renoncé à tout projet de fuite, car, dans la soirée du 24 mai ou dans la matinée du 25, il écrivit la lettre suivante : « Ma bonne sœur, je ne veux ni ne peux servir de victime et de jouet à la réaction victorieuse. Pardonne-moi de partir avant toi, qui m’as sacrifié ta vie ; mais je ne me sens plus le courage de subir une nouvelle défaite après tant d’autres. Je t’embrasse mille fois comme je t’aime ; ton souvenir sera le dernier qui visitera ma pensée avant d’aller au repos. Je te bénis, ma bien-aimée sœur, toi qui as été ma seule famille depuis la mort de notre pauvre mère. Adieu, adieu, je t’embrasse encore. Ton frère, qui t’aimera jusqu’au dernier moment : CH. DELESCLUZE. »

Des bruits contradictoires et mensongers, dont il convient de faire justice, ont couru sur la mort de Delescluze ; deux versions sont en présence qui ne sont pas plus vraies l’une que l’autre. On a dit que dans la journée du 25 mai, alors qu’il était réfugié à la mairie du XIe arrondissement, Delescluze avait été assailli par une prodigieuse quantité de colonels, de commandans, d’officiers de tous grades, de fonctionnaires de tout rang, qui étaient venus, avec des supplications et des menaces, lui demander de l’argent ; il aurait résisté vivement aux importunités dont il était l’objet et se serait même emporté jusqu’à jeter les clés de la caisse au visage des solliciteurs. Le fait est très douteux, car ce jour-là même on distribua dans la mairie des sommes considérables à des officiers fédérés et à plusieurs membres de la commune. Quoi qu’il en soit, Delescluze, désespéré, profondément dégoûté des convoitises dont il était le témoin, se serait levé en disant : « Il faut en finir ; quant à moi, j’ai vécu ! » Il serait sorti alors et tranquillement, comme s’il eût été à la promenade, aurait marché devant lui, sur le boulevard Voltaire, jusqu’à la barricade de la place du Château-d’Eau. Là, il serait monté sur le tas de pavés et y serait resté à découvert, semblable à une cible vivante, jusqu’au moment où un coup de feu le renversa. Ce récit est trop traditionnellement révolutionnaire pour n’être pas suspect. On l’a encore enjolivé : « Le soleil se couchait… Pour la dernière fois, dit M. Lissagaray, cette face austère, encadrée dans sa barbe blanche, nous apparut tournée vers la mort. Il venait de tomber foudroyé sur la place du Château-d’Eau. » — « Le feu des versaillais redoubla d’intensité. Delescluze put faire quelques pas encore sur la place du Château-d’Eau, écrit Fr. Jourde (Souvenirs d’un membre de la commune, p. 82). Devant nous, le soleil disparut, se voilant dans des nuages d’or et de pourpre. Quelque chose comme un déchirement immense, lugubre, se fit entendre. Delescluze venait de tomber foudroyé. » — Ce sont là des amplifications de rhétorique qui n’ont rien à faire avec la