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les cas avec des idées qui ont fini par faire de lui un chef d’opposition redoutable, l’adversaire de quelques-uns de ceux dont il avait été le collègue, surtout du dernier ministère personnifié en M. Guizot. — Ce que M. Thiers a été sous la république de 1848 n’est pas moins évident. Témoin de la chute d’un régime dont il aurait souhaité la durée et d’une explosion d’anarchie qui le désolait en déconcertant un moment toutes ses idées, il a été un des premiers, un des plus énergiques défenseurs de l’ordre social menacé, un des chefs de la réaction conservatrice ; mais en saisissant les dangers de la république, surtout de la république telle qu’on l’organisait, il aurait voulu du moins sauver le principe et les garanties parlementaires de cette réaction qui allait bientôt prendre un nom. — Ce que M. Thiers a été sous le dernier empire, après la grande déception de 1848, c’est l’histoire d’hier. Il a été un proscrit de la première heure, avant d’être appelé « l’historien national » dans une harangue impériale ; il a été l’insoumis de tous les instans dans sa retraite occupée et féconde, puis dans le corps législatif le juge impitoyable, quoique toujours mesuré, des fautes commises, le censeur pénétrant, sévère, indépendant et malheureusement aussi inutile qu’indépendant. Et ce qu’il y a de caractéristique, c’est qu’à toutes ces époques de sa vie, qui sont des étapes de notre histoire, homme de pouvoir ou chef d’opposition, ami ou adversaire, M. Thiers se plie avec une étonnante flexibilité à tout ce que les circonstances permettent ou imposent, sans abdiquer ses opinions, mais sans faire de la politique en théoricien de l’absolu. Il se préoccupe de ce qui est nécessaire et de ce qui est possible. Au fond, quels que soient les gouvernemens, quelles que soient les situations, il reste ce qu’il est, un parlementaire impénitent, à la fois libéral et conservateur. Il a l’air de jouer des rôles différens, il ne change pas, il ne s’aliène pas, et si dans cette prodigieuse carrière M. Thiers, en dehors de toute position officielle, a pris par degrés une puissance si réelle sur le pays, c’est que malgré tout, plus qu’aucun autre de ses contemporains, il a répondu à des goûts, à des instincts, même si l’on veut à des faiblesses de la France.

L’ascendant de M. Thiers s’expliquerait sans doute par la supériorité de l’esprit, par cet art avec lequel il a su toujours parler au pays de ses intérêts, de ses affaires, de ses finances, de sa diplomatie, de son armée. Il a été le séducteur de la nation comme il l’était si aisément avec ceux qui l’approchaient ; mais le charme de l’esprit et de la parole ne suffit pas, même lorsqu’il devient plus profond et plus touchant avec l’âge. La vérité est que M. Thiers n’a été ce qu’il était hier encore que parce qu’il répondait plus que tout autre aux instincts les plus vivaces de la France. On sentait en lui l’enfant de la société moderne, de la société de 1789, et le patriote, l’homme du pays.

Il était né de la révolution française, il le savait, il s’en honorait, il