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UNE MISSION AUX RUINES KHMERS.

se célèbre au Cambodge à la même époque que dans l’Inde, vint, encore une fois nous priver momentanément de nos travailleurs indigènes, déjà fort réduits en nombre depuis le commencement du repiquage des rizières. Nous éprouvions aussi des difficultés à nous procurer des vivres, non que le pays en manquât, mais à cause du mauvais vouloir des mandarins. Nous étions loin du temps où Mouhot, avec un pain de savon et deux lithographies coloriées, se conciliait toutes les bonnes grâces du gouverneur de la province. Ce gouverneur était mort, et son fils, qui lui avait succédé, entendait autrement que son père l’art de rançonner les étrangers. Nous devions verser entre ses mains la solde des indigènes qui nous servaient, et comme lui-même s’était constitué notre unique fournisseur de vivres, nous payions toute chose le triple du prix ordinaire. Il nous faisait, à la vérité, mille démonstrations amicales, nous invitait à des festins, nous prodiguait musique, théâtre, ballets et lutteurs ; mais chaque réjouissance nous coûtait de nouveaux présens pour lui, pour ses femmes, pour ses amis, et notre provision touchait à sa fin. Le moyen de se mettre en travers de ses fantaisies ? Nous connaissions les ordres sévères que le roi de Siam avait donnés à ce jeune mandarin ; nous savions qu’un seul mot de lui eût suffi pour faire le vide autour de nous et rendre impossible la continuation de nos travaux. Par surcroît de contrariété, les pluies, interrompues un instant, avaient repris avec une grande intensité ; la majeure partie de la forêt était transformée en un marais insalubre, et chaque jour l’état sanitaire de la mission devenait moins satisfaisant. Déjà nous avions dû renvoyer à Phnom-Penh plusieurs malades et notamment M. Ratte, dont un labeur excessif avait mis la vie en danger. Bref, malgré la bonne volonté de notre personnel, soutenue par la verve inépuisable de M. Bouillet et la constante activité du docteur Harmand, il était évident que nous ne pourrions pas impunément nous attarder pendant la saison humide dans ces malsaines régions. Le sort malheureux de Mouhot, du lieutenant Shaunac et de tant d’autres, morts de la fièvre après quelques mois de séjour dans les bois, nous était d’ailleurs un avertissement. C’est pourquoi aux premières atteintes de la maladie, nous avions, en toute prévision, sollicité de M. le vice-amiral Dupré un renfort en hommes et en matériel ; un convoi nous fut effectivement expédié sous la conduite de M. Filoz. Cet officier, qui avait eu déjà l’occasion de faire des moulages, et dont l’assistance nous était ainsi d’autant plus précieuse, rejoignit la mission au campement d’Angcor-Vaht. Autour de ce temple superbe, le seul des monumens khmers dont on puisse actuellement embrasser l’ensemble d’un coup d’œil, circule encore comme un souffle de la vie religieuse qui l’animait jadis. Un village et plusieurs monastères sont groupés au