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nians, dont les racines grimpantes, à force d’enserrer colonnes et statues, les ont ou renversées ou soulevées du sol. Les figuiers atteignent ici des dimensions prodigieuses ; un d’eux, mesuré par nous, présente au tronc 27 mètres de circonférence ; ses énormes branches, qui rayonnent horizontalement en tout sens, ont abattu murailles et tours ; elles eussent rompu elles-mêmes par leur propre poids sans l’étançonnement des racines aériennes qui en descendent et qui, d’abord minces comme des fils, se solidifient en robustes fûts, faisant ainsi d’un seul arbre une véritable forêt.

Nous rejoignons ensuite la grande chaussée au pont de Ta-Ong. Là encore le fourré est si dense et les rameaux retombent tellement drus jusqu’à la rivière que, sans le bruit des eaux qui se fraient péniblement un passage sous les arches, rien, sur le sentier sombre et profond, ne pourrait faire soupçonner qu’on franchit un torrent. Bientôt après nous arrivons à Beng-Méléa (lac des lotus), où M. Bouillet nous avait précédés avec une partie du personnel de la mission. Les magnifiques constructions de cette localité, déjà signalées en partie par le commandant de Lagrée, se composent d’un édifice central, de forme rectangulaire, qui mesure plus de 200 mètres de côté. Tout autour régnait autrefois une double colonnade, et par-dessus s’élevaient onze grandes tours. Les portes et les galeries étaient décorées de plus de quatre cents frontons richement sculptés, dont dix à peine sont restés en place ; encore pas un seul n’est-il intact. Sur l’un d’eux nous avons remarqué une scène de lutte entre des personnages bizarres, sorte de démons nains armés de massues et dont les physionomies ont une expression saisissante ; un autre représente un saint porté par un rhinocéros ; sur un troisième on voit des assouras et des guerriers montés sur des chars qui sont lancés les uns contre les autres et s’entre-choquent dans une furieuse mêlée. Une des sculptures le mieux conservées figure un groupe de dieux, d’hommes et d’animaux prosternés aux pieds d’un personnage posé dans une des attitudes traditionnelles du Bouddha, mais chez lequel nous n’avons pu retrouver aucun des attributs sacrés ; peut-être faut-il toutefois reconnaître dans cet ensemble un épisode de la légende du grand anachorète expliquant la loi et subjuguant toutes les créatures par la puissance de sa sainte parole. Autant les restes de statues étaient nombreux à Pracang, autant ils sont rares à Méléa. Nous réussissons à grand’peine à découvrir au milieu des ruines deux ou trois figurines bouddhiques absolument informes. En revanche, l’architecture est de tous points remarquable, et les sculptures d’ornementation sont d’un goût sobre et pur. Malheureusement tel est l’état de délabrement et d’abandon de ce monument qu’il y a presque péril à le visiter, et ce ne fut pas sans de très grandes difficultés