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succès douteux ; on pouvait rencontrer des obstacles imprévus, avoir à livrer une bataille en règle et succomber en route. Certes on pouvait s’attendre à des péripéties périlleuses, mais tout ne valait-il pas mieux que de périr rue Haxo comme des moutons égorgés à la boucherie ?

Pinet voulut consulter un homme en qui il avait confiance, fonctionnaire régulier de la Grande-Roquette, demeuré très ferme à son poste malgré les avanies dont il fut souvent abreuvé jusqu’au dégoût. Le fonctionnaire l’écouta attentivement et lui dit : « C’est bien dangereux, vous vous ferez tuer, il vaut mieux attendre ; la commune, quoi qu’elle fasse, est perdue, la délivrance est peut-être prochaine ; Voyez vos détenus, ranimez leur courage et donnez-leur de l’espérance. » Le surveillant ne fut pas convaincu, et pendant la promenade quotidienne que faisaient les gendarmes dans le chemin de ronde, il s’approcha du maréchal des logis Geanty et lui développa longuement ses projets. C’était cette nuit même qu’il fallait agir, parce que certainement il y aurait de nouveaux meurtres le lendemain dans la prison, et que cette fois ce serait peut-être le tour des gendarmes. Le maréchal des logis, pris à l’improviste, ne sut que répondre, il demanda à réfléchir et pria Pinet de venir causer avec lui le soir dans sa cellule à huit heures. Ce maréchal des logis Geanty était un homme fort doux, très bon soldat, préoccupé du sort de sa femme, qu’il avait fait partir pour la province, très soumis à la discipline et au devoir, mais dont l’énergie s’était usée par deux mois de captivité et sous les événemens qui l’avaient accablé. Il s’est peint à son insu dans une lettre qu’il écrivit à un de ses parens vers la seconde quinzaine de mai : « Il ne s’est pas passé un seul jour depuis mon entrée sans que j’aie pleuré ! Mes cheveux changent de couleur ; on ne rajeunit pas ici ; à quand la fin ? Moi, qui suis arrivé à vingt-deux ans de bons services sans avoir couché à la salle de police, je débute par quarante-neuf jours de prison cellulaire. » Celui qui se sentait humilié, étant le loyal soldat qu’il était, de se voir emprisonné comme otage et par ordre de la commune, n’était point l’homme qu’il fallait pour l’entreprise que méditaient les surveillans.

Ceux-ci étaient très résolus, décidés à jouer leur vie pour échapper aux horreurs dont ils étaient les témoins impuissans et dont on les rendait complices. Ils savaient qu’ils pouvaient tout redouter des fédérés ; dans le poste d’entrée, on venait de découvrir une caisse contenant une cinquantaine de bombes Orsini, engin de destruction des plus redoutables, dont le premier essai fut fait contre Napoléon III dans la soirée du 14 janvier 1858. Les surveillans s’étaient récriés en voyant cet amas de projectiles ; François lui-même avait cru devoir leur donner quelque satisfaction en faisant mettre