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européen, tout semblable aux demeures des riches commerçans de Saïgon ; par derrière, dans un autre enclos, se trouvent l’habitation indigène, des jardins, des cases : c’est le quartier du harem, interdit aux profanes. Les mandarins en sont les plus empressés pourvoyeurs ; ils espèrent, en offrant au roi leurs filles les plus avenantes, s’assurer du crédit près de lui. Les femmes ont du reste la liberté de sortir, et, par un de ces caprices bizarres assez communs chez les monarques d’Orient, tour à tour despotes et paternels, si l’une d’elles désire convoler avec un jeune homme de la ville, le prince, sur la demande des deux amans, renonce volontiers à ses droits et autorise le mariage. En revanche, toute tentative pour s’introduire dans le gynécée est punie avec une extrême sévérité. À mon premier passage au Cambodge, un jeune bonze, en grande faveur à la cour, fut surpris en conversation criminelle avec une des plus jolies femmes de Norodom ; celui-ci, selon l’usage, ordonna d’enterrer vifs les deux amans. Le délinquant ne dut sa grâce qu’à l’intervention de la vieille reine-mère, dont la dévotion fort zélée essaie de ranimer au Cambodge l’ancienne ferveur bouddhique en multipliant par tout le pays les monumens religieux. Depuis lors, le beau sexe n’est pas devenu moins fragile ; seul, le genre de supplice s’est modifié. Au retour de notre expédition, le roi, étant venu en visite chez le chef du protectorat français, lui demanda comme par hasard dans la conversation quelques détails sur la manière dont on fusillait en Europe. M. Moura, sans y attacher plus d’importance, satisfit sur ce point la curiosité du monarque. Deux heures après, quel ne fut pas notre étonnement d’apprendre que quatre jeunes femmes du harem avaient été passées par les armes à l’européenne. En nous approchant du palais, nous pûmes même voir, — supplément de rite qui n’avait plus rien d’européen, — les têtes suspendues et toutes sanglantes encore de ces malheureuses.

Norodom nous reçut fort bien et promit de faciliter de tout son pouvoir nos recherches archéologiques. Il nous demanda ensuite le secours de nos médecins ; il souffrait d’une chute récente, et c’est une croyance au Cambodge qu’un roi infirme ou boiteux n’est plus capable de régner. Il nous avoua en confidence qu’il avait dû consulter d’abord, pour se conformer aux usages superstitieux de ses sujets, les innombrables empiriques, astrologues et devins du pays. Aucun d’eux n’avait pu le guérir ; tous s’accordaient pour imputer aux méchans esprits la persistance de son mal. Notre docteur se mit incontinent aux ordres de Norodom. Le cérémonial exigeait que l’auguste malade ne fût palpé que par l’intermédiaire d’une de ses femmes. Heureusement notre praticien réussit à faire comprendre à sa majesté l’insuffisance de ce procédé, et bientôt un examen at-