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Phnom Chiso ou Iswara (la montagne de Siva) en est le principal. Il est juché comme un nid d’aigle au sommet d’une colline abrupte ; pour y atteindre, il faut gravir un escalier de quatre cents marches taillé dans le roc. Non loin de là se trouve une petite bonzerie habitée par des religieux qui ont installé leur Bouddha au fond du sanctuaire ruiné, et qui, plusieurs fois par jour, viennent faire leurs dévotions et entretenir le feu sacré aux pieds du dieu. Phnom Chiso inspire aux indigènes une terreur superstitieuse : les gens du peuple ne s’y rendent que chargés d’offrandes ; quant aux mandarins, ils n’osent en approcher, persuadés qu’ils s’exposeraient à perdre leur place ou même qu’ils courraient fortune de mourir dans l’année. Le roi Norodom s’efforce de combattre cette croyance populaire ; dans une récente visite qu’il a faite au monument, il a commandé aux quatre cents mandarins de son escorte de l’accompagner jusqu’au sommet de la colline sainte ; comme beaucoup hésitaient, il les a décidés par ce raisonnement sans réplique : — Que craignez-vous ? La destitution ? Mais ne suis-je pas le seul maître de vos charges. La mort ? Ne voyez-vous pas que je m’y expose tout le premier ? — Ce qui n’empêche pas que, si, par une fatale coïncidence, Norodom fût venu à mourir dans l’année, bonzes et dévots n’auraient pas manqué de crier au miracle, et la superstition en aurait repris des forces nouvelles.

Au sortir de Chaudoc, nous pénétrons dans le bras méridional du Mékong, moins large que l’autre, mais bordé de rives plus riantes, et bientôt nous dépassons la frontière de Cochinchine et nous entrons dans les eaux cambodgiennes. À partir de ce point, les aspects se modifient graduellement : les berges du fleuve s’élèvent ; aux humbles et disgracieuses cases annamites succèdent de véritables villages, composés de spacieuses et sveltes habitations sur pilotis. Chaque hameau possède une pagode, qu’on distingue à ses toits superposés, à son faîte élégamment recourbé sous l’ombrage des palmiers sacrés. Avec le caractère du paysage change aussi le type des habitans. L’œil n’est plus attristé par la vue de ces indigènes de race annamite dont la laideur est encore accentuée par la longue chemise de nuance terne qui leur sert de costume ; partout dans la campagne on aperçoit des hommes vigoureux dont le corps bronzé, presque nu, reluit au soleil ; des femmes avenantes, bien proportionnées, vêtues parfois à la mode siamoise, d’une courte jupe et d’une écharpe aux couleurs éclatantes.

Enfin une immense nappe d’eau nous apparaît ; nous touchons au point où le Mékong coule dans un lit unique de 8 kilomètres de largeur. En même temps, nous discernons de loin, au-dessus d’une forêt de cocotiers, la haute flèche d’un stoupa bouddhique ; en avant se trouve un temple, autour se groupent d’autres stoupas