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— Je ne peux pas, non, je ne pourrai jamais ! — Ramain lui arracha des mains la liste et la clé qui ouvrait les cellules, et lui dit avec mépris : — Imbécile, tu n’entends rien aux révolutions. — Beaucé se sauva et courut s’enfermer dans le guichet central. Ramain remonta ; tous les otages avaient mis l’œil au petit judas de leur porte, et tâchaient de voir ce qui se passait dans le corridor. Ramain appela : — Darboy ! — et se dirigea vers la cellule no 1. À l’autre extrémité du couloir, il entendit une voix très calme qui répondait : — Présent ! — On alla ouvrir le cabanon no 23, et l’archevêque sortit ; on le conduisit au milieu de la section, à un endroit plus large qui forme une sorte de palier. On appela : — Bonjean ! — Le président répondit : — Me voilà, je prends mon paletot. — Ramain le saisit par le bras, le fit sortir en lui disant : — Ça n’est pas la peine, vous êtes bien comme cela ! — On appela : — Deguerry ! — Nulle voix ne se fit entendre ; on répéta le nom, et, après quelques instans, le curé de la Madeleine vint se placer à côté de M. Bonjean. Les pères Clerc, Allard, Ducoudray, répondirent immédiatement et furent réunis à leurs compagnons. Ramain dit : — Le compte y est ! — François compta les victimes et approuva d’un geste de la tête. Le peloton qui était resté devant la grille d’entrée s’ébranla et s’avança vers les otages, à la tête desquels le brigadier Ramain s’était placé pour indiquer la route à suivre. Deux surveillans, appuyés contre le mur, plus pâles que des morts, baissaient la tête et détournaient les yeux. En passant près d’eux, le président Bonjean dit à très haute voix : — O ma femme bien-aimée ! ô mes enfans chéris ! — Était-ce donc un de ces mouvemens de faiblesse compatible aux cœurs les plus vaillans ? Non ; cet homme incomparable fut absolument héroïque jusqu’au bout ; mais il espérait que ses paroles seraient répétées, parviendraient à ceux qu’il aimait et leur prouveraient que sa dernière pensée avait été pour eux.

Sous la conduite de Ramain, le lugubre cortège descendit le petit escalier, et, parvenu dans la galerie qui côtoie les cellules des condamnés à mort, trouva le premier détachement des fédérés. Là on s’arrêta pendant quelques instans. Mégy, montrant le petit jardin, disait : — Nous serons très bien ici. — Vérig insistait afin que l’on allât plus loin, et, comme pour trouver un auxiliaire à son opinion, cherchait François des yeux ; François n’avait pas suivi les otages, il était retourné au greffe. On agita devant ces malheureux la question de savoir si on les fusillerait là ou ailleurs. Ils avaient profité de cette discussion pour s’agenouiller les uns près des autres et faire une prière en commun. Cela fit rire quelques fédérés, qui les insultèrent grossièrement ! Un sous-officier intervint : — Laissez ces gens tranquilles, nous ne savons pas ce qui peut