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les clés derrière un tas d’ordures et prit sa course comme un homme affolé. L’idée du massacre que l’on préparait lui causait une insurmontable horreur. D’une seule haleine, il courut jusqu’à la barrière de Vincennes, put passer grâce à un mensonge habile appuyé d’une pièce de 20 francs, se jeta à travers champs et arriva à Pantin couvert de sueur et de larmes. Des soldats bavarois le recueillirent ; il ne cessait de sangloter en répétant : « Ils vont les tuer, ils vont les tuer ! »

Pendant que cet honnête homme fuyait la maison où s’amassaient les crimes, Ramain, furieux, appelait Henrion, qui ne répondait plus. Genton demandait si l’on se moquait de lui, François perdait contenance, et Mégy, glissant une cartouche dans son fusil, disait : — Nous allons voir ! — Ramain dit alors à François :

— Faites monter le peloton au premier étage, je cours chercher mes clés au guichet central, je passerai par l’escalier de secours et j’ouvrirai par le couloir. — Lourdement les quarante hommes, ayant en tête François, Genton, Mégy, Benjamin Sicard et Vérig, gravirent l’escalier. Ramain enjamba la cour intérieure, pénétra dans le guichet central, enleva les clés accrochées à un clou, et donnant la liste des otages au surveillant Beaucé, il lui dit : — Allez faire l’appel ; — puis lestement il monta les degrés de l’escalier, franchit tout le couloir de la quatrième section et ouvrit la grille.

Le peloton se divisa en deux groupes à peu près égaux, de vingt hommes chacun ; l’un resta massé devant la grille ouverte, l’autre traversa le couloir, longeant les cellules où les otages étaient enfermés, descendit l’escalier de secours et fit halte dans le jardin de l’infirmerie. « Nous entendions les battemens de notre cœur, » nous a dit un des otages survivans. Le bruit des pas cadencés, le froissement des armes, ne leur laissaient guère de doute, et ils comprirent que l’heure du dénoûment était venue. Qui allait mourir ? tous se préparèrent.

Ramain attendait le surveillant Beaucé, auquel il avait remis la liste ; ne le voyant pas venir, il descendit le petit escalier pour aller le chercher au guichet central. Beaucé s’était disposé à obéir, croyant accomplir une formalité sans importance ; mais au moment où il se rendait à la quatrième section pour y appeler les six détenus désignés, il se croisa avec le détachement du peloton d’exécution, qui attendait dans le quartier de l’infirmerie : il devina ce qu’on allait faire ; il s’affaissa sur lui-même, collé contre la muraille, sur la première marche de l’escalier et se sentit incapable de faire un pas de plus. De tout son cœur, il répudiait l’horrible besogne à laquelle on voulait le condamner. Ramain accourut : — Allons, Beaucé, arrivez donc ! — Beaucé, tremblant, répondit :