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à aucun degré et à aucun titre propriétaire du sol qu’il exploite ; il ne l’est que de ses capitaux. Quant à la terre, c’est un instrument qu’il utilise et dont il paie l’usage. A la vérité, si on se représentait une ferme louée à perpétuité et héréditaire, pouvant être librement aliénée par le fermier sans le consentement du propriétaire, on aurait quelque chose d’analogue à la propriété féodale, ou du moins censitaire ; mais il s’y joignait toujours une idée de dépendance personnelle. D’ailleurs, là où il y aurait des fermes perpétuelles, on verrait bientôt se reproduire le même phénomène qu’a vu la féodalité. Le fermier finirait par se considérer comme le vrai et seul propriétaire, et avec le temps il finirait par exclure le maître. C’est ce que nous apprend l’histoire de la propriété féodale. On y distinguait deux domaines : le domaine direct et le domaine utile ; le premier appartenait au seigneur, le second au vassal. A l’origine, c’est le premier qui était le vrai propriétaire ; mais peu à peu, dans la pratique et dans la théorie, on voit le fief se transformer insensiblement. Du temps de Dumoulin, c’est encore une servitude, servites quœdam. Au XVIIIe siècle, c’est devenu « une propriété successive et héréditaire. » Le vassal jouit jure suo, jure proprietatis et perpétuo. Telle était la théorie des juristes. Il est facile de comprendre comment, franchissant une dernière barrière, cette propriété partagée et encore dépendante s’est déclarée la seule et vraie propriété.

Plus on étudie les faits, plus on se convainc de la vérité de cette pensée de Tocqueville : « La révolution n’a pas créé la petite propriété ; elle l’a libérée. » L’opinion vulgaire consiste à se représenter tous les citoyens avant 89 comme des serfs qui seraient devenus tout à coup des hommes libres et des propriétaires. Rien de semblable. Si les Français eussent été des serfs en 1789, ils n’auraient pas fait de révolution. Il n’y a pas d’exemple dans Le monde de révolutions opérées par les serfs ; c’est parce que les paysans étaient devenus propriétaires de fait qu’ils ne pouvaient plus supporter des maîtres. Comment croire que la terre qui a appartenu à mon père, qui appartiendra à mes enfans, que je nourris de mon travail, qui n’a jamais vu son maître, puisse être tenue de payer un droit à quelqu’un que je ne connais pas, en vertu d’une concession qui aurait eu lieu il y a mille ans et dont on n’a jamais vu les titres ? Mais surtout, si l’on réfléchit que sur un bien féodal il y avait huit ou dix preneurs différens, on comprend l’irritation profonde qu’éprouvait le détenteur. Il se demandait, en rongeant le frein, « pourquoi chaque propriétaire d’un fonds, si borné qu’il fût, n’en avait pas toute la propriété, et s’il n’était pas possible de simplifier la possession, de façon qu’un seul héritage n’eût pas une multitude