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dont l’ambition cuisante est de passer pour un grand monde aux yeux de leurs compatriotes. Malheureusement pour les deux voyageurs, la fièvre les clouait bientôt à l’hôpital. Elle ne les quitta plus, ne leur laissant que quelques rares momens de trêve. Tous les préparatifs de l’expédition étant faits, ils profitèrent d’un de ces répits pour se jeter dans une pirogue et commencer la remonte du grand fleuve l’Ogooué, qui sort sans doute des grands lacs découverts à l’Orient par Livingstone.

Ce qu’ils eurent à souffrir dans leur longue et périlleuse exploration est incroyable. Ce fut une navigation pénible dont les dangers et les difficultés étaient encore augmentés par l’indiscipline et les révoltes constantes des nègres qui les accompagnaient. Quand elles cessaient, c’était la fièvre qui rejetait Compiègne et Marche, brisés et grelottans, au fond de leur canot. Il fallait lutter contre la maladie, contre le fleuve, contre l’impéritie des rameurs ; il fallait sans cesse veiller sur les écueils, empêcher les fausses manœuvres, qui auraient noyé les armes, les collections si précieuses, le prix du voyage ; il fallait négocier avec les riverains pour obtenir le passage et les vivres, il fallait traverser des tribus anthropophages, il fallait perdre des journées à faire l’aimable ou à se faire craindre. Il fallait chasser ; l’obligation était d’enrichir les collections, de tuer des merles métalliques, gibier rare et cher, qui orne le chapeau des élégantes. Et ces travaux si divers et si durs devaient être, accomplis à la fois par deux hommes qui se débattaient sous les étreintes de la maladie !

Et ils avançaient toujours vers l’Orient, traversant des contrées où l’homme blanc n’avait jamais paru, où le nom d’Européen était presque ignoré, au milieu de peuplades sauvages qui, pour étouffer les hardis explorateurs, n’avaient qu’à se serrer autour d’eux. L’énergie de Marche et de Compiègne venait à bout de tout, et tous deux pouvaient espérer le succès, lorsqu’ils virent tout à coup, après de longs jours de navigation sur l’Ogooué, après avoir passé les rapides, les rives du fleuve se garnir d’ennemis. C’étaient les Osyéba, tribu anthropophage et essentiellement guerrière. A la suite d’une lutte dans laquelle succombait un grand nombre de leurs auxiliaires, Marche et Compiègne lâchaient pied. Il fallait regagner le Gabon ; c’était dur d’abandonner ainsi l’entreprise, mais il n’y avait pas d’autre issue. On redescendait le fleuve tristement, en butte aux attaques incessantes des Osyéba, qu’on repoussait difficilement ; on craignit même un moment de ne jamais revoir la station française, tant la désertion était fréquente, tant les mutineries étaient redoutables. Les deux voyageurs rentraient cependant au Gabon, épuisés, n’ayant plus que le souffle. Ils étaient pieds nus depuis six mois, et leurs jambes, pleines de trous, ne les soutenaient plus. La fièvre et les vomissemens ne leur laissaient point de relâche ; mais ils revenaient avec la gloire de découvertes d’une importance capitale, et les jalons d’une expédition nouvelle à accomplir.