Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/220

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aujourd’hui encore il n’a aucune chance d’être jamais nommé professeur ordinaire ou même extraordinaire. — « Je crois avoir prouvé, nous dit-il en substance, tout ce que peut faire un homme sans fortune, qui, ne recevant aucun secours de l’état, n’a pas d’autres ressources que lui-même et que son courage. J’ai donné un exemple de travail et de patience unique peut-être dans l’histoire récente des universités. Ce que je vaux comme écrivain, le public le sait, en Allemagne et hors d’Allemagne, et les professeurs le savent aussi, car ils se procurent et lisent en secret mes ouvrages, se gardant bien de révéler par aucune citation l’étude assidue qu’ils en font pour subvenir à l’indigence de leurs pensées et à la paresse de leur esprit. Malgré tout cela, je ne suis rien et ne serai jamais rien. » M. Dühring se considère comme la victime d’un complot ourdi par des capacités de second ou de troisième rang contre une véritable grandeur scientifique, eine echte Grösse der Wissenschaft, qui leur donnait des ombrages. Dieu nous garde de dire le contraire, mais il est un point qui pour nous fait question. Devons-nous admettre que M. Dühring est devenu atrabilaire parce qu’il n’a pas été nommé professeur, ou croirons-nous que, s’il n’a pas été nommé professeur, il doit s’en prendre aux emportemens de sa bile et aux aigreurs de sa plume ?

Notre tempérament influe sur notre destinée, et à son tour notre destinée agit sur notre humeur. M. Dühring est né armé en guerre, un fleuret à la main, comme les guêpes naissent avec un dard. La nature l’avait condamné à se faire beaucoup d’ennemis, car il était dans son caractère de détester beaucoup de choses et beaucoup de gens, et en particulier de vouloir beaucoup de mal à tous les esprits pondérés, à tous ceux qui, satisfaits de leur sort, en infèrent que le monde est une bonne institution. L’optimisme est à son avis la philosophie des habiles, dont la fortune s’est faite par des moyens peu avouables, et il estime que les esprits modérés sont des esprits médiocres, se complaisant dans leur médiocrité. Voilà ses raisons doctrinales pour condamner Leibniz et l’inventeur de la logique ; mais il a d’autres raisons toutes personnelles pour en vouloir à Aristote, qui en conscience s’est mal conduit à son égard. Berlin possède un Athénée pour les jeunes filles, appelé le Victoria-Lyceum. L’habile directrice anglaise de cet important établissement, miss Archer, avait eu la bonne pensée d’inviter M. Dühring à faire des conférences devant la jeunesse confiée à ses soins. Ces conférences ne pouvaient manquer de devenir un objet de great attraction. Malheureusement miss Archer s’est vue dans la cruelle nécessité de congédier un jour M. Dühring ; on se plaignait que son enseignement fût dangereux. Depuis longtemps il soupçonnait une des dames patronnesses du lycée, Mme Bonitz, de travailler sourdement contre lui ; or Mme Bonitz est la femme d’un professeur d’aristotélisme à l’université