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et qu’il n’est pas indulgent pour les morts. Il a déclaré dans un de ses écrits que, de compte fait, l’humanité a produit durant le cours des siècles tout au plus deux douzaines « de natures vraiment créatrices du premier rang, wahrhaft schaffender Naturen ersten Ranges, » et il traite du haut en bas les natures qui ne sont ni créatrices ni du premier rang. Il a bientôt fait de signifier aux vivans ou aux morts qu’il cite à son tribunal qu’ils sont « des esprits inférieurs, des esprits subalternes, ou des capacités de second ordre, ou des hommes d’un mérite discutable, fragliche Männer. » Encore n’a-t-il pas toujours pour les génies créateurs tous les ménagemens désirables. On s’est plaint que, racontant l’histoire de la mécanique, il avait été fort dédaigneux pour Archimède, très sévère pour Descartes. Dans son histoire de la philosophie, il emploie trente pages à démontrer qu’Aristote n’était qu’un faiseur d’inventaires et en somme un esprit assez médiocre, un assez pauvre sire, singulièrement surfait par l’admiration superstitieuse des siècles. Il consacre le même nombre de pages à constater que Leibniz était « un virtuose sans génie, un simple talent sans puissance créatrice, un philosophe d’occasion et de circonstance, « plagiaire de Newton, à qui il a volé la découverte du calcul infiniitésimal, plagiaire de Giordano Bruno, dont il s’est approprié clandestinement la théorie des monades en la gâtant, au surplus intrigant de la pire espèce, qui faisait consister la philosophie dans l’art d’attraper des pensions et des titres, et, pour le trancher net, un pleutre malhonnête, qu’on ne saurait nommer en bonne compagnie sans s’excuser de la liberté grande. M. Dühring a plus d’égards pour Kant ; il lui sait gré d’avoir découvert que le temps et l’espace ne sont que des formes de notre esprit ; mais il l’accuse d’avoir compromis sa gloire par des équivoques regrettables et par des hypothèses mystiques. Il professe également quelque respect pour Schopenhauer, « le philosophe le plus sérieux de notre siècle, » et il le loue « d’avoir signalé avec autant de profondeur de sentiment que de pénétration d’esprit le caractère méduséen de la vie et les côtés corrompus de l’institution du monde ; » il ne laisse pas de lui reprocher d’avoir donné, lui aussi, dans le mysticisme. Quant à M. Edouard de Hartmann, disciple de Schopenhauer, il l’accable des injures les plus grossières, et il déclare que la philosophie de l’inconscient ne mérite de figurer que dans l’histoire de la réclame. M. Hartmann peut se consoler ; de plus grands que lui n’ont pas trouvé grâce devant ce terrible juge. Fichte n’est pour loi qu’un halluciné, Schelling un charlatan, Hegel le grand-prêtre de l’absurde et le roi des mystificateurs, et il estime que ces trois philosophâtres ne sont comparables « qu’aux plus faibles épigones de l’époque alexandrine. » Comme on le voit, bien que l’Allemagne, à son avis, soit avec la Grèce la terre classique de la philosophie, il n’admet pas qu’elle ait produit plus de deux philosophes