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il s’était fait une spécialité. M. Dühring, de qui nous parlons, n’est pas seulement un docteur enseignant ; il est l’auteur de nombreux ouvrages dont plusieurs ont fait sensation. Pour ne citer que les principaux, il a publié une histoire des principes généraux de la mécanique, couronnée par l’université de Gœttingue ; il a publié encore une histoire critique de la philosophie, et une histoire non moins critique de l’économie politique et du socialisme[1]. On remarque dans tous ces livres une grande lecture, des vues ingénieuses, une dialectique serrée, hardie, qui se fraie son chemin au travers de tous les fourrés ; — à vrai dire, elle y cueille plus d’épines que de fleurs. Le style a de la force, mais il manque d’agrément ; il est pénible, touffu, tendu, rugueux, abondant en néologismes, bondé d’épithètes, bourré d’incidentes. A l’ordinaire, M. Dühring commence heureusement sa phrase, mais il a beaucoup de peine à la finir, tant il y met de choses ; elle est toujours pleine jusqu’à éclater.

M. Dühring avait été distingué du monde savant ; toutefois il y avait rencontré quelques malveillans qui prétendaient que son universelle compétence n’était qu’un dilettantisme universel. En revanche, il a été fêté plus que personne par le public universitaire ; il était devenu l’idole d’une partie considérable de la jeunesse de Berlin. Ses nombreux admirateurs se découvraient en prononçant son nom, et leur enthousiasme tenait du fanatisme. Il avait ses séides, qui le considéraient comme leur directeur de conscience, comme un oracle infaillible, et répétaient ses sentences en s’écriant : Ipse dixit ! Quand d’aventure un étranger, poussé par une curiosité téméraire, assistait à une de ses leçons sans avoir l’air de se douter qu’il venait de pénétrer dans un temple, les habitués de l’endroit lui jetaient des regards obliques en fronçant le sourcil et faisaient à l’intrus le même accueil que les vrais croyans à un giaour qui a oublié de se déchausser avant de s’introduire dans une mosquée ; la présence de cet indiscret les gênait, on trouvait mauvais qu’il se permît de prendre part aux saints mystères sans avoir la vocation et sans être en état de grâce. Peut-être M. Dühring a-t-il dû sa popularité moins à son mérite, qui est incontestable, qu’à certains défauts de son caractère, qui ne le sont pas moins. Le principal est qu’il à le ton décisif et tranchant, l’esprit dédaigneux et hautain. Il appartient à la race des superbes.

Certaines gens, a-t-on dit, louent deux sortes de personnes, les morts et eux-mêmes, et jamais leurs contemporains, excepté le maître de la maison. M. Dühring ne loue guère ses contemporains, mais il faut lui rendre cette justice qu’il ne loue pas davantage le maître de la maison

  1. Kritische Geschichte der allgemeinen Principien der Mechanik, zweite vermehrte Auflage, Leipzig 1877. — Kritische Geschichte der Philosophie, zweite Auflage, Berlin, 1873. — Kritische Geschichte der Nationalökonomie und des Socialismus, zweite Auflage, Berlin, 1875.