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d’aggravation du délit, elle peut poursuivre sa révocation auprès du ministre et retirer ainsi sa patente au délinquant. Qu’est-ce qu’une inconvenance dans le langage universitaire ? Ce genre de délit est un peu vague, et n’est pas susceptible d’une définition bien rigoureuse. Comme il va de soi, le privatdocent est tenu à des égards envers le corps savant dans lequel il figure à titre de membre adjoint ; mais l’alma mater n’est pas trop exigeante, elle se contente de la simple politesse, et encore les coups d’épingle sont-ils permis, l’inconvenance ne commence qu’aux coups de poing. Les traditions libérales en matière d’enseignement supérieur sont si bien établies chez nos voisins que les révocations sont rares et qu’elles n’ont jamais lieu pour bannir de l’enceinte universitaire des opinions hétéroclites ou des doctrines jugées dangereuses. Le plus souvent, elles sont occasionnées par ce que Bayle appelait « des entre-mangeries professorales, » car les docteurs et les professeurs s’entre-mangent en tout pays, mais en Allemagne un peu plus qu’ailleurs. En 1865, un privatdocent à l’université de Bonn, le docteur Merz, fut révoqué pour cause d’injures adressées au professeur Jahn, et ce fut précisément à ce propos que M. Virchow se crut obligé de signaler à la chambre des députés tout ce qu’il y avait de délicat et de périlleux dans une mesure de ce genre. La nouvelle révocation qui vient d’être prononcée à Berlin ne paraît pas avoir excité chez M. Virchow et ses coreligionnaires du parti du progrès le même déplaisir et les mêmes scrupules. Ni la presse progressiste, si puissante à Berlin, ni les journaux du parti national-libéral, n’ont plaidé chaleureusement la cause de la victime ; elle n’a trouvé de sympathies que parmi la jeunesse, les ouvriers et les socialistes. En frappant le docteur Dühring, M. Falk a-t-il commis, ainsi qu’on l’en accuse, un véritable attentat contre la liberté de l’esprit et de la science ? Il est permis d’en douter, et nous souhaitons que l’université de France n’ait jamais de grands-maîtres plus durs ni plus intolérans que l’autocrate dont les rigueurs sont dénoncées par les socialistes prussiens à la vindicte publique et à l’indignation de tout l’univers.

Pendant bien des années, plusieurs fois chaque semaine, on a vu arriver dans l’une des salles de l’université de Berlin un aveugle conduit par un enfant ; cet aveugle y venait professer la philosophie et l’économie politique. On l’admirait pour sa vie austère, retirée, laborieuse, pour le courage avec lequel il luttait contre la plus cruelle des infirmités et s’appliquait à tirer de son cerveau plus de parti que ne font bien des hommes qui ont leurs deux yeux. On l’admirait aussi pour sa prodigieuse mémoire, qui le rendait capable de réciter des kyrielles de chiffres sans commettre la moindre erreur, pour la facilité et l’abondance de sa parole, pour la vigueur peu commune de sa pensée, pour l’étendue de ses connaissances et pour sa compétence universelle, dont