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il le remplaça par un homme de son choix, sur l’inflexible brutalité duquel il pouvait compter, et il envoya à Mazas le serrurier Garreau pendant que le cordonnier Mouton était expédié à Saint-Lazare. Dès lors la maison fut tenue durement ; elle avait un maître. Aux prisonniers qui demandaient pourquoi ils étaient arrêtés, Garreau répondait : « Vous êtes bien curieux ; » — à ceux qui se plaignaient, il disait : — « Si vous le préférez, on peut vous casser la… tête, rien n’est plus facile. » Les surveillans tremblaient devant cet homme toujours armé, toujours menaçant, et n’osaient plus aller causer avec les otages, qui furent assujettis au régime du secret absolu. Les efforts que Mme Coré, que Mme Braquond persistaient à faire pour apporter quelques adoucissemens aux détenus, restaient infructueux, et lorsque l’on faisait observer à Garreau que l’archevêque était souffrant, que M. Bonjean était faible, il criait : « S’ils ne sont pas contens, ils n’ont qu’à crever, ce sera un bon débarras ! » Donc tous les otages, magistrats, prêtres, pères jésuites, pères de Picpus, commissaires de police, directeur de prison, banquier mexicain, séminaristes, vivaient sous la rude férule de Garreau, qui ne leur ménageait pas les angoisses. Dans ces jours douloureux qui précédèrent la chute de la commune et l’horrible catastrophe à laquelle plusieurs d’entre eux étaient destinés, ils durent quelques heures d’apaisement et d’espérance à un homme de bien resté fidèle à son devoir. Si le président Bonjean, comme l’un des plus hauts magistrats du pays, n’avait reculé devant aucun sacrifice pour affirmer le droit et la justice, M. Edmond Rousse, bâtonnier de l’ordre des avocats, n’avait point déserté le poste auquel son caractère autant que son talent l’avait appelé[1]. Il était décidé à ne jamais reconnaître les illégalités, les hérésies judiciaires de la commune, résolu à prêter le secours de son éloquence à tout malheureux qui l’invoquerait. Il n’attendit pas que les otages s’adressassent à lui ; il alla lui-même, au nom du barreau qu’il représentait, offrir d’office son ministère de défense, même devant l’inconcevable juridiction que Rigault venait d’inventer. Le 17 mai, le conseil de la commune avait décidé qu’un jury d’accusation serait réuni pour juger les otages. On avait pu croire, d’après cela, que l’on pourrait discuter des preuves et invoquer des témoignages ; on se trompait. Le procureur général Raoul Rigault expliqua lui-même à ses jurés qu’ils avaient simplement à apprécier si les individus désignés avaient ou n’avaient pas la qualité d’otages. Un des malheureux, traduits devant cet étrange tribunal qui ne fonctionna qu’une fois,

  1. Voyez, dans la Revue du 15 juin 1871, l’étude de M. de Pressensé intitulée : Le 18 mars.