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pas et paie d’ordinaire un vin ce qu’il vaut ; mais il est bon que chacun ait sa place nettement marquée, et il est à désirer que les viticulteurs du Bordelais profitent de l’exposition universelle de 1878 pour remanier enfin la classification de leurs crus. Quelle meilleure occasion pourraient-ils trouver que celle de ce pacifique tournoi international, qui va donner à chacun d’eux l’occasion de dire ce qu’il a fait depuis vingt ans, de montrer tout ce qu’il vaut aujourd’hui ?

Le nom de château donné à la plupart des crus n’implique pas l’idée d’une habitation seigneuriale, remontant ou non aux temps de la féodalité, bien que beaucoup de châteaux soient dignes de porter ce nom, tant par l’antiquité des constructions, comme le château Lafite, que par l’élégance architecturale, comme le château Margaux ou celui de Pichon-Longueville, construits dans le style moderne. La plupart des châteaux ne sont que des demeures campagnardes, des espèces de villas d’apparence souvent rustique, d’où le propriétaire surveille volontiers lui-même l’exploitation de son vignoble et préside patriarcalement à ses vendanges.

Devant le château s’étendent les champs de vignes, où l’arbuste est aligné en règes (riga, ligne droite) et disposé en espaliers très bas, soutenus par des échalas en bois de pin et des fils de fer ou des tiges d’osier, qui courent d’un échalas à l’autre. La vigne étend ses sarmens sur ce tuteur, ses feuilles, ses grappes, s’y développent et s’y baignent à l’aise de lumière et de soleil, d’air et d’humidité. Le terrain caillouteux reflète sur la vigne les rayons solaires, la réchauffe, pendant que les racines, s’enfonçant dans le sol sableux, siliceux, un peu calcaire, ferrugineux, et toujours perméable, vont y chercher leur nourriture favorite, que complètent des amendemens de nature végétale ou minérale à propos employés. Le labour est fait soigneusement entre les règes, quatre fois par an, au moyen de charrues spéciales, menées par des bœufs. Des femmes, les sarmenteuses, les plieuses, portant une blouse de toile blanche qui leur dessine la taille et une capeline sur la tête, sont chargées de toutes les attentions délicates que réclame la vigne à certains momens de l’année. Tout ce monde, bouviers, laboureurs, vignerons et vigneronnes, est attaché au château et vit dans la ferme qui en dépend.

A côté du château est le pressoir ou cuvier, où l’on foule le raisin au moment de la vendange, et le chai ou cellier où le vin est transvasé en barriques. On cite quelques chais remarquables, ceux du château Latour ou de Léoville. La longue file de barriques, les lourdes charpentes en bois du plafond y présentent un coup d’œil imposant. Finalement le vin est mis en bouteilles avec l’étampe, l’estampille sacramentelle du château, sur le bouchon et la feuille