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moi, je la mettrais en état d’arrestation. Salut et fraternité. » Garreau ne tint compte de l’avis, fort heureusement, et Mme Braquond put continuer à fournir une nourriture convenable à M. Coré, à Mgr Darboy, au président Bonjean, qui étaient encore au dépôt et qui n’allaient point tarder à venir à Mazas. Ils y arrivèrent le 6 avril en bonne compagnie. La maison d’arrêt cellulaire devenait la geôle des otages importans et l’antichambre du dépôt des condamnés de la Grande-Roquette. De ce jour jusqu’au 24 mai, jusqu’à la veille de la délivrance définitive, la prison recevra cinq cent trente-deux détenus, qui tous, à des titres divers, pouvaient figurer comme prisonniers d’état. Le 10 avril, un homme de cinquante-huit ans fut écroué, qui ne dut son arrestation qu’à sa propre étourderie : c’était le banquier Jean-Baptiste Jecker, auquel la guerre du Mexique avait valu une certaine notoriété. Le jour même il s’était présenté à la préfecture de police pour demander un passeport ; il remit à l’employé un papier sur lequel il avait pris soin d’écrire de faux noms et de fausses qualités. L’expéditionnaire libellait le passeport sans faire d’observation, lorsque le chef du bureau, Ch. Riel, vint à passer ; il jeta les yeux sur ce que l’employé écrivait et regarda Jecker, qui dans la main gauche tenait un papier plié. Jecker avait-il l’air troublé, son visage éveilla-t-il un souvenir dans la mémoire de Riel ? Nous ne savons ; le chef de bureau prit le papier, l’ouvrit et vit un ancien passeport régulier au nom de Jecker. Il dit à l’expéditionnaire : « Gardez monsieur jusqu’à ce que je revienne ; » puis courant d’une haleine jusqu’au cabinet d’Edmond Levrault, chef de la première division, il lui montra le passeport. Levrault se précipita chez Raoul Rigault en criant : « Nous tenons Jecker ! — Bon à prendre ! » répondit Rigault, qui signa immédiatement le mandat d’arrestation. Pareille aventure avait failli arriver au père de M. Haussmann, qui, lui aussi, eût été « bon à prendre. » Il montait paisiblement l’escalier de la préfecture de police dans l’intention de réclamer un sauf-conduit pour sortir de Paris, lorsqu’il fut reconnu par un garçon de bureau nommé Mellier, qui, comprenant le danger auquel ce vieillard s’exposait bénévolement, lui toucha le bras et à voix basse lui dit : « Allez-vous-en vite, suivez-moi, ou vous êtes perdu. » M. Haussmann obéit ; il rejoignit Mellier près du Pont-Neuf et apprit de lui qu’aux gens de sa catégorie on délivrait des ordres d’écrou plus facilement que des passeports.

Mouton était très bienveillant pour les otages, et il faisait semblant d’ignorer que les surveillans les laissaient parfois communiquer entre eux. Il en était un que l’on s’attendait, chaque jour, à voir sortir de prison : c’était l’abbé Crozes qui avait rendu tant de services aux condamnés détenus à la Grande-Roquette, car l’on savait que Rochefort s’intéressait à lui et avait, essayé de le faire