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et provoque l’asphyxie. Voilà pourquoi le sang charbonneux est si noir au moment de la mort. La bactéridie ne peut donc se développer que dans un liquide aéré ou chargé de gaz oxygène libre; mais il faut en outre qu’elle n’y rencontre pas de concurrens qui puissent lui disputer sa nourriture,

Voici en effet la très curieuse expérience que M. Pasteur a instituée. Dans un liquide où d’ordinaire la bactéridie se multiplie à vue d’œil, au point d’y former en quelques heures un feutrage cotonneux, on semait en nième temps une des bactéries communes, et cela suffisait pour empêcher la bactéridie charbonneuse de se développer. Le même résultat a été obtenu sur l’organisme vivant : on a pu injecter impunément des bactéridies charbonneuses dans les veines de divers animaux; pour en neutraliser l’action, on n’a eu qu’à les associer à des bactéries communes, êtres aérobies comme elles. C’est probablement là qu’il faut chercher l’explication de l’immunité dont paraissent jouir quelques espèces animales, et notamment les oiseaux, à l’égard du charbon. Inoculée à une poule vivante, la bactéridie reste sans effet, tandis qu’elle se développe très bien dans le sang de la même poule, hors du corps. M. Colin a pu injecter du sang charbonneux à deux rats surmulots sans en altérer la santé. Il y a là un phénomène de lutte pour la vie entre la bactéridie et les globules du sang, qui sont des êtres aérobies par excellence, avides d’oxygène et ne pouvant s’en passer. Quand la bactériode pénètre au milieu de cette légion d’organismes pour leur disputer leur ration d’oxygène, il peut arriver qu’elle ne soit pas la plus forte et qu’elle soit étouffée, comme une mauvaise herbe au milieu de plantes plus vivaces qu’elle. « Chez les êtres inférieurs, dit M. Pasteur, plus encore que chez les grandes espèces animales et végétales, la vie empêche la vie; » la santé peut donc à l’occasion étrangler la mort.

Ces considérations vont encore fournir l’explication naturelle d’une série d’autres faits jusqu’ici très obscurs. En 1863, deux professeurs du Val-de-Grâce, MM. Jaillard et Leplat, avaient opposé à M. Davaine les résultats qu’ils avaient obtenus avec du sang charbonneux provenant de l’établissement d’équarrissage de Sours, près de Chartres. Ce sang, qui avait été tiré d’une vache, fut inoculé à des lapins, qui succombèrent, mais sans montrer de bactéridies. On s’empressa d’en conclure que la bactéridie n’était qu’un symptôme accidentel du charbon. M. Davaine, tout en confirmant l’exactitude matérielle de l’expérience, l’interpréta autrement : pour lui, on avait eu affaire à une maladie nouvelle, plus terrible même, plus foudroyante encore que le charbon. Enfin, il y a deux ans, M. Siguol annonça qu’il suffisait d’asphyxier un animal sain, pour trouver, après un intervalle de seize heures, les veines profondes remplies d’un sang virulent et chargé de bactéridies immobiles.

Voici comment M. Pasteur rend compte de ces résultats en apparence si contradictoires. Lorsqu’on écrit à Chartres pour se procurer du sang