Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que soit l’Australie de l’ouest, il n’y a pas là de quoi la ruiner. Un pieux évêque anglican, du nom de Short, a fondé dans l’Australie du sud, à Poonindee, un établissement du même genre qui, paraît-il, est florissant, mais sur lequel M. Trollope, qui n’a pu le visiter, ne nous donne aucun renseignement. Enfin dans la riche colonie de Victoria, un clergyman de nationalité allemande, M. Hagenauer, a fondé à Rama-Yuck une maison d’éducation qui est en même temps une sorte de ferme-école où l’on essaie de dresser à la civilisation un certain nombre d’aborigènes. On les instruit, on les marie et, une fois mariés, on les établit dans des cottages séparés afin de leur inculquer autant que possible les vrais sentimens sociaux par le moyen du travail, de la vie de famille et de la jouissance de la propriété. Le gouvernement de Victoria contribue pour 200 livres par an aux frais de cet établissement, où soixante-quinze aborigènes faisaient l’apprentissage de la civilisation lorsque M. Trollope le visita.

Cette institution de Rama-Yuck est de beaucoup l’entreprise la plus originale qu’on ait tentée en faveur des aborigènes. M. Trollope, qui professe à l’endroit de ces pauvres sauvages des sentimens de nature vraiment par trop malthusienne, déclare cependant que le jeu n’en vaut pas la chandelle, sous le prétexte que, les aborigènes étant condamnés à disparaître, il est inutile de les aider à se reproduire. Il nous semble qu’il y a quelque peu de dureté dans cette opinion. S’il est désirable que la race australienne disparaisse, c’est sans doute parce qu’elle est un obstacle à la civilisation, étant incivilisable ; mais, s’il était prouvé que, toute inintelligente qu’elle est, elle est capable de civilisation au plus petit degré, en quoi cette disparition serait-elle un si grand bien, et ne serait-elle pas un crime pour la nation qui l’aiderait à s’accomplir ? M. Trollope, après avoir prononcé ce jugement si dur, ne s’aperçoit pas qu’il se contredit tout aussitôt en nous déclarant que M. Hagenauer s’est acquis la confiance des noirs australiens dans tous les districts environnant Rama-Yuck comme aucun blanc ne l’avait jamais acquise au moins par le moyen de la morale. S’ils accordent tant de confiance à leur éducateur, c’est sans doute qu’ils ont compris le prix du bienfait, et s’ils l’ont compris, ils sont donc susceptibles de civilisation à un degré quelconque. Le livre même de M. Trollope montre en effet qu’ils n’en seraient pas incapables, s’ils y étaient beaucoup aidés. Ils n’ont jamais pu se contraindre au travail que d’une manière intermittente, cela est vrai ; cependant ils travaillent, car sur les 7,000 aborigènes qui se rencontrent dans l’Australie de l’ouest, il y en a plus de 3,000 qui prêtent irrégulièrement leurs bras aux colons. Est-il absolument prouvé d’ailleurs qu’on ne pût les astreindre à un travail régulier, et dans l’Australie du sud M. Trollope n’en a-t-il pas rencontré