Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/941

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nos chanteurs sont arrivés désormais à cette incroyable prétention de ne plus se montrer au public qu’à l’état de phénomènes. Leur offrir de jouer le répertoire, de chanter Arnold, Raoul, le comte Ory, pour qui les prenez-vous? C’était bon cela pour les Nourrit et les Duprez, eux ne consentent à jouer que des créations, et encore faut-il que ces créations flattent leur amour-propre physique. M. Capoul a son idée : après s’être engagé au Théâtre-Lyrique spécialement pour y créer Paul, il daignerait s’engager à l’Opéra pour y créer Paolo; libre à lui, mais libre également au directeur de traiter comme elles le méritent ces infatuations ridicules, et de n’admettre à son théâtre que des gens capables de tenir tête au répertoire, attendu qu’en pareil cas ne point vouloir équivaut presque toujours à ne pas pouvoir.

L’exécution de la Reine de Chypre laisse à désirer, et ceux qui se rappelleraient l’éclat des anciens jours n’auront qu’à mettre de côté leurs souvenirs. C’était en 1841, Mme Stoltz jouait Catarina, Duprez le chevalier Gérard, et Barroilhet le roi Lusignan. Nous n’avons aucune envie de décourager le présent au profit du passé, mais en vérité cette fois Mlle Bloch ne suffit plus à la situation. Impossible d’aborder un rôle avec moins d’autorité, vous sentez tout le temps que l’actrice n’a point réfléchi au caractère de son personnage ou que, si elle comprend, son indolence s’oppose à toute manifestation dramatique. Chez la cantatrice, même abandon : une voix lente, empâtée, où jamais l’âme ne vibre, et qui se contente de solfier devant le public la leçon apprise. Que fait Mlle Bloch du beau cantabile du second acte? quelle expression donne-t-elle à ce mouvement désespéré qui succède au ton rêveur des premières mesures? Ce n’était pas une Malibran que Rosine Stoltz, mais elle avait du clairon dans la voix et le diable au corps. Artiste inégale, aventureuse, elle fut la femme de deux rôles. La Léonor de la Favorite et cette Catarina de la Reine de Chypre furent l’incarnation de cette fiévreuse et romanesque personnalité, comète errante qui, après avoir incendié l’Europe et l’Amérique, devait jeter à Rome ses derniers feux. « Vous savez que maintenant je suis duchesse, disait-elle à l’un de ses anciens amis en l’informant de ses nouvelles destinées. — Duchesse! répliqua l’autre, mais vous êtes mieux que cela, madame, vous êtes la reine de Chypre. »

Du reste, avant peu, Mlle Bloch sera relevée de la peine, grâce aux débuts de Mlle Richard, premier prix d’opéra au Conservatoire, et qui, dans les essais du concours, a dit le duo de la Reine de Chypre et le duo final de la Favorite d’une voix de mezzo-soprano bien sonnante et pleine de promesses. Et puisque nous touchons en passant aux concours du Conservatoire, notons-en l’éclat cette année. Chose extraordinaire, presque incroyable, les voix ne brillaient point cette fois par leur absence. Il y en avait de tous genres et des plus belles; deux ténors même ont apparu à l’horizon : l’un sympathique et déjà formé à l’art du chant, sinon à l’art dramatique, M. Talazac, que nous avions entendu souvent