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de la libre Angleterre rend à sa gracieuse souveraine. Le doge, de son côté, remplit son rôle d’esclave-roi. Ce chef d’état connaît le cercle d’attributions où la loi du pays l’embastille, et, s’il rêvait d’en sortir, le souvenir de Marino Faliero et de Foscari le ramènerait à la raison.

J’ai cité là les deux sujets de tragédie vénitienne par excellence, — l’histoire de Catarina Cornaro, la Reine de Chypre, ne vient qu’après, — et dans ces sujets, partout traités, repris, remaniés, quel rôle secondaire, effacé, joue l’amour! C’est qu’à Venise la femme, à vrai dire, n’existe pas. Que sait-on de la vie d’une patricienne au XVIe siècle? Défiant, silencieux, tout à l’action sans phrases, le, noble vénitien se claquemure en son palais. Son existence privée a quelque chose du mystérieux Orient que visitent ses flottes, son commerce et dont la cathédrale de Saint-Marc porte l’empreinte architecturale, comme son costume à lui vous rappelle Byzance. Ce caractère persan, turc, arménien, nommez-le du nom qu’il vous plaira, de la vie vénitienne se trahit chez les hommes par le goût de l’isolement et pour les femmes par la séquestration. A moins de solennités exceptionnelles, jamais une patricienne ne se montre en public. Elle habite son palais, entend l’office dans sa chapelle. Il va de soi qu’un pareil train n’est guère de nature à mettre des personnalités en évidence; aussi les Lucrèce Borgia, les Vittoria Colonna, manquent-elles à l’histoire de Venise : en bien comme en mal, point d’héroïne, partant point de drame. Cette Catarina Cornaro que les auteurs de la Reine de Chypre ont adoptée n’a de célèbre que son mariage avec un Lusignan; tout le reste est simple fable d’opéra. Desdemona, elle aussi, n’est qu’une invention du poète; Desdemona ne tient pas même à l’histoire par un fil, nul trait, nulle anecdote authentique ne se rattache à son nom, et pourtant quelle vie en elle, quelle intensité de couleur locale! Vous la voyez, coquette et frivole, couchée sur l’ottomane et jouant avec sa perruche, s’abandonner aux récits de sa nourrice qui lui dévide sa complainte de la pauvre Barbara, et bientôt s’arrête pour laisser Othello maître du terrain, car ce palais illustre dont nu! seigneur du bel air ne franchit le seuil, cette maison inabordable aux Lorédan, aux Dandolo, s’ouvre devant le Maure, un aventurier de race inférieure qu’on peut traiter sans conséquence, et c’est ainsi que la jeune patricienne, tête vide et cœur désœuvré, s’éprend de l’homme qui lui raconte ses campagnes et bientôt devient sa femme, un peu parce que cet homme est glorieux, mais surtout, — trait de mœurs admirablement saisi par Shakspeare, — surtout parce que dans l’isolement et l’ennui où des servitudes de caste condamnent Desdemona, Othello est le seul homme qui l’ait accostée. Si vous cherchez des grandes dames intellectuelles, si vous voulez des figures à souhait pour le théâtre, adressez-vous à Ferrare, à Mantoue, à Rimini, à toutes ces