Sur un vaste plateau herbu et fleuri, au débouché même de la forêt, nous retrouvâmes, transformé momentanément en un paisible ruisseau, le torrent désordonné qui faisait plus bas un si beau vacarme ; il est vrai que toute la prairie, au bord de laquelle s’élevait une hutte de bûcherons, était libéralement inondée par lui ; bêtes et gens flaquèrent à l’envi du pied dans le marécage. Tout ; alentour, des groupes de mélèzes commençaient à marier leur verdure claire aux aiguilles sombres des autres conifères. L’endroit, en somme, était charmant : l’air et le parfum y étaient déjà ceux des mayens ; force fut aux pâtres de laisser les vaches s’ébattre là une bonne demi-heure. Ce n’était pourtant qu’une oasis isolée, au sortir de laquelle le paysage recommença de se hérisser à plaisir. Le ruisseau qui tout à l’heure s’extravasait si doucement au travers du pré reprit allure de torrent et se replongea dans l’abîme écumeux d’un défilé. La rampe sinueuse sur laquelle nous longions le gouffre s’appuyait de l’autre côté à une gigantesque paroi de rochers ruineux qui avait encombré la route de ses éboulis. Les trente bêtes du troupeau n’y pouvaient passer qu’une à une ; aussi fut-ce sans contredit, pour le pittoresque du spectacle, la partie la plus curieuse de l’ascension ; c’en fut aussi pour moi la plus critique, car le torrent, dans ses mouvemens inconsidérés, avait entièrement disloqué le pont de fascines et de gravier qui formait passage d’une rive à l’autre. Nul moyen de biaiser. Le mur de rocher était toujours là, inaccessible et rugueux. Pour surcroît, le grand pâtre, allongeant l’index vers une sorte de bourrelet conique qui surplombait farouchement la gorge à la distance d’une centaine de mètres, m’affirmait de son ton le plus sérieux que l’alpage « était là derrière. » Quelque défiance de mes yeux que l’expérience m’eût apprise, j’avoue que je n’en crus rien. Quelle apparence qu’à cette informe gibbosité, qui ne semblait tout au plus qu’un accident quelconque de la vire, pût s’accoter une aire de mayens susceptible de fournir pâture durant des semaines à trente vaches des plus belles mangeuses ?
J’attendis que tout le détachement, ayant les bergers en serre-files, eût franchi, non sans de fabuleux rejaillissemens de l’onde cristalline, le gué malencontreux qui barrait la route, et je m’engageai à mon rang, tout botté et tout ruisselant de sueur, dans le gigantesque remous. Mon bâton soutint ferme l’assaut des vagues glapissantes. Bien m’en prit toutefois de n’avoir pas besoin de parfaire la digestion de quelque copieux déjeuner. L’étreinte de ces flots glacés, qui m’enveloppèrent jusqu’aux genoux, suspendit net pendant quelques secondes les battemens de mon cœur raidi ; mais l’approbation silencieuse du grand pâtre, qui m’avait d’abord regardé naviguer d’un air de doute, me fut un premier réconfortant ;