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de se laisser faire ; il faut alors traire sur place les récalcitrantes et leur accorder la permission de coucher dans « l’île, » c’est le nom que l’on donne en Valais à ces prés de vaine pâture dont on ferme tant bien que mal les issues au moyen de barrières à ligamens d’osier. Encore cet arrangement à l’amiable n’est-il pas toujours praticable. Chez certains ruminans, la nostalgie printanière des hauts pâtis est si forte qu’ils en semblent tout affolés ; quand, vers six heures de l’après-midi, le pâtre fait mine de rallier le troupeau pour la nuitée en lieu clos, mainte gaillarde, avisant la brèche la plus proche, secoue brusquement ses clochettes et détale avec des dandinemens de croupe insensés. Elle fuit ainsi, sonnant le tocsin à travers champs, marécages et halliers, jusqu’à une distance parfois de plusieurs lieues. Grosse affaire : il faut le lendemain au petit jour se mettre en quête de la bête, car une fois qu’elle a « broussé » sur les pâtis d’une autre commune, nul ne la ramène, loin de là, le propriétaire, pour la ressaisir, est tenu de payer l’amende. L’animal doit également tribut de sa personne ; l’homme de Fully ou de Brançon qui attrape en rupture de ban sur ses terres une vache de Riddes ou de Charrat a le droit de la traire,… si elle y consent.

Cette agitation, cette fièvre d’attente chez les individus qui ont coutume d’estiver périodiquement demeure rebelle à l’emploi de tous les moyens ; le bétail que l’on attacherait dans l’étable s’y laisserait dépérir d’inanition, et, sitôt qu’il pourrait rompre son lien, s’en irait de lui-même vers l’alpe ; l’expérience en a été faite. Par contre, les vaches qui ne sont jamais montées aux mayens, — il y en a toujours un certain nombre qui restent l’été dans la plaine, — ignorent ces douleurs poignantes qui tourmentent l’âme de leurs compagnes. Elles savent néanmoins qu’il vient un moment, au renouveau, où on les sépare de celles-ci. C’est un fait dont j’acquis la preuve ce jour même en arrivant au lieu d’où devait partir la caravane. Il y avait là vingt-cinq ou trente bêtes de cette nerveuse et fine race valaisane, si prisée à la fois et pour la qualité de son lait et pour son aptitude au travail. Toutes laissaient percer dans leurs yeux une animation extraordinaire ; la plupart avaient peine à tenir en place, et c’étaient des démonstrations, des beuglemens, des reniflemens, entrecoupés de toute sorte de souffles étranges. Avant que les pâtres, — ils étaient au nombre de trois, tous silencieux et placides, — eussent donné le branle au cortège, une vache brune sortit d’une étable qu’on venait d’ouvrir pour s’en aller seule, selon l’usage, boire un coup à la fontaine du chemin. Elle aperçut au tournant la bande agitée des laitières ; incontinent elle rabattit de ce côté. Celles-ci l’entourèrent, les mufles se touchant presque, et je vis la vache brune virer deux ou trois fois au milieu du groupe.