Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/910

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se confond tout naturellement avec le seuil même de la dépression, car la montagne dont je parle a ceci de particulier, qu’au lieu de tomber à pic sur la plaine, elle y vient mourir graduellement, s’y échappe en molles déclivités, y projette, comme autant de racines vagabondes et torses, une quantité d’éperons verdoyans. Par là elle reste en une constante communication avec la vallée, elle participe de sa vie, de son aspect et de son humeur ; elle accueille sur ses pentes hospitalières les riches vergers et les belles prairies du plat pays, elle livre sans rechigner aux riantes floraisons d’en bas tout l’espace disponible entre le sillon mobile des torrens et la rainure fixe des dévaloirs ; elle ménage enfin plus d’une place de choix aux éphémères alpages d’été entre la triste forêt de plus et la joyeuse futaie de mélèzes.


Un matin du commencement de juin, avant même que le soleil eût lancé sa première onde lumineuse par-dessus la montagne de Riddes, je descendais pédestrement, le bâton ferré en main, la rampe ardue de l’antique bourg féodal de Saillon, pour aller rejoindre, à titre de volontaire, le bataillon de vaches laitières qu’on devait conduire, ce même jour, « estiver » sous la Pierre-à-Voie. Le lieu de ralliement était de l’autre côté de la plaine, à la sortie du village balnéaire de Saxon ; c’était là que, la veille au soir, on avait rabattu tout le bétail appelé à faire l’ascension. J’avais assisté avec intérêt à cette phase préliminaire de l’opération, et, initié comme il faut aux mœurs des pâtres et de leurs bêtes, je m’attribuais qualité spéciale pour suivre par le menu l’ordre et la marche de la colonne émigrante. Tout en traversant à petits pas le bois de Saillon, en-deçà de la vacillante passerelle du Rhône, je me représentais d’avance les divers détails de la fête, car la montée aux mayens est pour les vaches une vraie fête. Quiconque n’a point vécu dans la familiarité de cette gent cornue est à mille lieues de soupçonner ce qui se passe à certains momens dans leur intellect ; il y a là tout un chapitre oublié de psychologie animale. De même que, dès qu’elles sentent l’herbe verte, les vaches ne veulent plus manger de fourrage, de même, à mesure que le temps de l’estivage approche, elles manifestent une répugnance de plus en plus vive à se rendre de l’étable au pâtis de la plaine et à retourner du pâtis à l’étable. L’instinct leur donne des avertissemens d’une précision merveilleuse. Plusieurs jours avant l’époque fixe où elles ont l’habitude d’émigrer, on les voit s’étendre mélancoliquement et regarder la montagne, boudant à l’herbe, le cou tendu, en poussant de petits beuglemens et parfois même en versant de grosses larmes. Ce n’est qu’à force de ruse et de coups que le gardien les ramène au gîte, quand toutefois il les y ramène, car plus d’une refuse obstinément