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est sage de se prémunir contre ses excès, — comme ailleurs il faut se garder des fâcheuses conséquences qu’entraîne la faiblesse du lien national, — il ne faut pas rêver pour nous un régime de division antipathique à nos instincts de race. Quand on se rend compte de l’état social de la Gaule au moment de la conquête romaine, l’étonnant n’est pas qu’elle ne fût pas encore centralisée, c’est au contraire la puissance prématurément acquise par le mouvement vers l’unité et son organisation. Trois ou quatre siècles après, la Germanie arrivait à son tour à un état de demi-civilisation très semblable à celui de la Gaule au temps de César, mais il devait s’écouler bien d’autres siècles avant que la multitude des petites Allemagnes eussent la moindre idée de se fondre dans la grande.

En même temps, et par une conséquence du même principe, on peut ajouter que nous sommes de race démocratique. La Gaule, à l’époque de César, tendait déjà à la démocratie. La noblesse privilégiée suppose toujours le particularisme, la division en provinces, en états, en régions, dont les droits, les franchises sont locales, et non pas nationales. Quand la nation est formée, — la noblesse militaire allemande s’en apercevra à son tour, — l’aristocratie privilégiée devient une caste favorisée par de vieilles traditions, mais désormais sans racines, sans justification sociale, en un mot ce qu’elle devint sous notre ancien régime. Dès lors l’iniquité du privilège, ne s’appuyant plus sur des services correspondans, frappe tous les yeux, et en amène la complète abolition.

Longtemps, bien longtemps, le génie gaulois a dû se courber sous plus fort que lui; mais il avait la vie dure et, cherchant un dédommagement à sa contrainte, il développa pendant cette longue servitude ce tour d’esprit frondeur, narquois, cachant l’épigramme sous une naïveté voulue, mais admirablement jouée, et depuis ses premiers bégaiemens notre littérature nationale n’a cessé d’en fournir d’incomparables modèles. Rien d’irrespectueux sous son air de soumission comme cet esprit que la prudence force à être fin, et qui a l’art de tout savoir dire sans se compromettre. C’est en vain que la noblesse, l’église, la royauté, cherchent à lui imposer en s’entourant de beaux décors. L’esprit gaulois s’émerveille, salue, applaudit, mais regarde dans les coulisses et n’est jamais longtemps la dupe des apparences. Autre chose est de savoir si, fait à la soumission invétérée, il aura l’énergie et surtout la patience de lutter obstinément pour secouer les tyrannies dont il se moque. Mais quelle magnifique légion de railleurs il peut mettre en ligne! Nos trouvères, nos poètes de la renaissance, nos écrivains les plus fortement empreints du sceau national, Rabelais, Montaigne, Pascal, La Fontaine, Molière, La Bruyère, plus tard Voltaire, Montesquieu lui-même, Beaumarchais, Courier, etc., ont fait de la raillerie la