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au service du saint-père une armée qui lui permît de reconquérir sur le monde moderne la domination qu’il exerçait sur l’Europe du moyen âge. » Si les conséquences n’ont pas été toutes celles qu’il espérait, du moins a-t-il jeté les bases d’un des plus grands gouvernemens qui se soient établis parmi les hommes. Après lui, ses compagnons, systématiquement, reprirent et continuèrent son œuvre, et « ce que l’enthousiasme avait commencé, l’habileté l’acheva. » On peut en effet différer d’opinion sur la Société de Jésus, on peut juger diversement l’utilité et la grandeur de son rôle ; mais ce qu’on ne saurait nier, c’est la patience, l’énergie, la force d’âme, l’habileté surtout, qu’elle a mises depuis trois siècles au service d’une cause compromise et qui ont fait d’elle, dès les premiers jours, une puissance redoutée et redoutable. Il est un petit conte, fort répandu par-delà les monts et qui, avec une certaine pointe de malice, prouve l’idée que le peuple lui-même se fait là-bas des jésuites et de leur politique : Un homme cheminait; passant près d’un cours d’eau, il entend des cris de détresse et accourt. Il voit un bon père qui se débattait. « Un jésuite qui se noie! s’écria-t-il, tout beau! ne nous en mêlons pas; il doit savoir ce qu’il fait. » Et il continue tranquillement son chemin, tant il avait foi dans la prévoyance et la sagesse des membres de la compagnie.


II.

Laissant à l’est la vallée de l’Urola, un embranchement de la route monte pendant plus d’une heure avant d’atteindre le sommet d’Azcarate, d’où l’on domine une autre vallée presque aussi belle et aussi fertile, celle de la Deva. Ceinte de trois côtés d’un rempart de hautes montagnes, elle forme à cet endroit un amphithéâtre gigantesque au fond duquel les ramifications secondaires sont comme les grands flots d’une mer pétrifiée ; toutes les pentes sont couvertes d’une épaisse verdure que tache çà et là le jaune d’or des moissons. La première ville à la descente est Elgoibar; par son aspect antique un peu sombre, par l’espèce d’engourdissement où semblent dormir ses habitans, elle m’a rappelé les bourgades moyen âge de la Vizcaye. Combien je préfère sa voisine, Eibar, non moins ancienne, mais plus vivante 1 Eibar, en effet, occupe un rang des plus honorables parmi les rares cités industrielles de l’Espagne; elle fabrique des armes auxquelles les eaux d’une petite rivière, affluent de la Deva, donnent, dit-on, une trempe excellente. Pour moi, déshabitué d’un tel spectacle, je n’osais pas en croire mes yeux. Les vieilles maisons, dont quelques-unes conservent encore leurs fenêtres moresques, sont disposées en ateliers où s’entassent les travailleurs