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descriptions des naturalistes et les récits des voyageurs. — Et le Français, que fit-il pour lutter avec des rivaux préparés par une si austère méditation et une si abondante information ? — Il s’arma d’un crayon et d’une feuille de papier, se rendit au Jardin des Plantes, y dessina un lion, revint à son atelier et se mit sans retard à l’œuvre. »

Cette anecdote nous est revenue au souvenir en comparant les récits des deux voyageurs qui dans ces dernières années nous ont le mieux renseignés sur les colonies australiennes, M. le comte de Beauvoir et M. Anthony Trollope. Ici il s’agissait de dessiner, non pas un lion, mais un mouton ou un kangourou. M. de Beauvoir a séjourné deux mois en Australie, et, désireux de mettre le temps à profit, il est allé tout droit aux runs les plus proches et y a dessiné le mouton. De ce court séjour bien employé, il est sorti un récit aussi amusant qu’instructif, où rien d’essentiel ne manque, plein de jeunesse par la vivacité des sensations et plein de maturité par l’exactitude des informations, à la fois fidèle image du pays parcouru et clair miroir où tous ceux qui ont eu le plaisir de connaître le jeune voyageur le retrouvent tel qu’ils l’ont laissé, à la fois gai et recueilli, ouvert et réservé, et aussi modeste et poli que s’il n’avait pas fait un livre charmant. Tout autre a été la méthode de M. Anthony Trollope et tout autre le récit qui en est résulté ; mais cependant les deux ouvrages ont cette ressemblance qu’ils portent bien l’un et l’autre les marques des talens respectifs de leurs auteurs et des génies respectifs des deux nations auxquelles ils appartiennent. Chez M. Trollope voyageur, nous retrouvons les qualités, parfois anglaises avec excès, qui ont fait la fortune de M. Trollope romancier, et que nous avons saluées ici même, il y a déjà bien des années, à l’aurore de sa célébrité. Une nature d’observation lente, minutieuse, patiente, d’habitudes pour ainsi dire pédestres, exécutant toutes ses excursions à pas comptés et ne connaissant ni le vol direct de l’intuition ailée, ni la rapidité torrentueuse de la passion, ni les chemins abrégés des déductions bien faites, pesant chaque atome, appuyant sur tout détail sans se rebuter jamais, ne se croyant maîtresse d’un sentiment que lorsqu’elle en a compté toutes les pulsations minute par minute, non-seulement aux heures décisives, mais dans les longs intervalles de repos du cœur entre ses crises successives, voilà, comme dirait M. Taine, la qualité maîtresse de M. Anthony Trollope. A l’aide de cette observation scrupuleuse, mais peu agile, M. Trollope n’en a pas moins exécuté une œuvre de romancier des plus considérables, réalisant ainsi sous une forme nouvelle la vieille fable du lièvre et de la tortue. Il a voyagé comme ses personnages vivent. Il a séjourné plus d’une année en Australie et il a employé tout ce long temps à dessiner son mouton. Mais aussi l’a-t-il suivi dans toutes les phases de sa monotone existence,