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ainsi la libertas telle que la comprenaient les cités antiques plutôt que le self-government tel que l’entendent les peuples modernes. Voilà comment la liberté des paysans de la Grande-Russie est, dans une certaine mesure, de même que leur propriété, collective et indivise. Tant que durera le communisme agraire, tant que durera du moins la solidarité de l’impôt, il n’en saurait guère être autrement.


IV.

Aux yeux du pouvoir, le but principal, le but unique de l’administration rurale en Russie, a longtemps été d’assurer les rentrées du fisc. Telle est encore aujourd’hui pour le gouvernement central la principale fonction ou la principale utilité des communes de paysans. La commune est à cet égard l’héritière, la légataire du servage. Grâce à la solidarité des taxes entre tous les membres du mir, le gouvernement trouve dans la commune le plus zélé, le plus exact, le plus impitoyable des percepteurs. L’impôt serait toujours soldé à heure fixe, s’il ne dépassait parfois manifestement les forces du paysan. C’est à ce titre d’intermédiaire, de percepteur ou de fermier de l’état que la commune doit en grande partie son autonomie administrative, c’est à lui surtout qu’elle doit son pouvoir presque sans frein sur ses propres membres. Pour être sûr d’être payé par elle, l’état lui doit abandonner les moyens de lever les taxes, il doit lui laisser répartir les charges selon les facultés de ses membres et lui concéder tous les moyens de force et de rigueur à la disposition de l’autorité.

La solidarité des paysans devant le fisc est ainsi le principe de leur sujétion dans la commune. C’est là plus encore que dans la communauté des biens qu’est la raison manifeste du despotisme intéressé du mir, qu’est l’obstacle au développement de la liberté personnelle, de l’individualité, de l’esprit d’initiative. La solidarité se rattache, il est vrai, au régime de la communauté, mais, ainsi que je l’ai précédemment démontré, solidarité et communauté ne sont pas inséparables, elles ne le seraient point du moins, si l’impôt solidaire ne représentait qu’une fraction du revenu normal de la terre[1].

La solidarité des taxes n’est qu’un procédé de perception aussi vicieux que simple et primitif. C’est elle qui lie le paysan à la terre en le liant à sa commune, et par là continue indirectement le servage. Comme avant l’émancipation, le paysan est par là fixé au sol,

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1876.