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à des peuples plus libres. Comme ces temples de la vieille Égypte demeurés intacts pendant des siècles sous le sable du désert ou sous le limon du Nil, la commune russe, enfouie sous l’autocratie et sous le servage, s’est d’autant mieux préservée qu’elle échappait mieux aux regards et à la main des hommes.

L’antiquité du mir en fait l’originalité. Chose rare en Russie, le régime communal, dans les campagnes au moins, est tout russe, est tout national. Ce n’est pas, comme tant d’autres institutions de l’empire, un emprunt fait à l’étranger, une copie ou une imitation d’autrui. La commune de la Grande-Russie est née et a grandi sur place; à proprement parler, c’est, en dehors de l’autocratie, la seule institution indigène, la seule tradition vivante du peuple russe. Quoique au moyen âge il se rencontre chez les peuples de l’Occident bien des coutumes analogues, si quelque chose en Russie mérite encore aujourd’hui le nom de slave, c’est la commune et l’administration rurale. À ce titre, le mir russe peut en ce moment exciter un intérêt particulier, car, si la Russie essaie de faire passer le Danube à ses institutions en même temps qu’à ses armées, ce sera surtout à son régime agraire et à ses procédés d’administration locale. A la tête des slavophiles qui suivent les troupes du tsar se trouvent des hommes qui, lors de l’émancipation des serfs, ont dirigé la réorganisation de l’administration nationale, et qui chez les Bulgares du Balkan se chargeraient volontiers d’introduire ou de restaurer la vieille commune slave.


I.

La commune russe dérive tout entière de la communauté des terres encore en vigueur chez le paysan; le mode d’administration n’y est en grande partie qu’une conséquence du mode de propriété[1]. La communauté des terres et la solidarité des impôts nouent entre les habitans d’un même village, entre les copropriétaires du sol, des liens beaucoup plus étroits qu’il n’en peut subsister au sein de nos campagnes entre des voisins isolés, dont les champs séparés par des barrières fixes sont indépendans les uns des autres. Sous un pareil régime, la commune est naturellement une famille ou un clan, une association autant et plus qu’une circonscription administrative. Sous un pareil régime, la commune a naturellement aussi une sphère d’activité bien plus large, une compétence bien plus étendue qu’en Occident; elle tient une bien autre place dans la

  1. Voyez spécialement sur le régime de la propriété et le communisme agraire la Revue du 15 décembre 1876.