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leur avoir parlé de l’union intime et séculaire qui les rattache au peuple orthodoxe de Moscou et de Saint-Pétersbourg, ainsi que « de l’amour, de la tendre sollicitude que porte la Russie à tous les membres de la grande famille chrétienne dans la péninsule des Balkans, » l’empereur leur déclare qu’il a confié à son armée la mission d’assurer les droits sacrés de leur nationalité. Ce n’est pas un envahisseur qui se dispose à franchir le Danube, c’est un justicier « qui apporte en Bulgarie la ferme volonté de faire succéder progressivement l’ordre et le droit là où règnent maintenant le désordre et l’arbitraire. » Ce justicier annonce aux musulmans du vilayet du Danube qu’il vient leur demander compte des crimes et des violences dont plusieurs d’entre eux se sont rendus coupables envers des chrétiens sans défense; mais il n’aura garde de les rendre tous responsables: « la justice régulière et impartiale n’atteindra que les seuls criminels restés impunis. » Les généraux russes sont des préteurs, leur camp est un endroit où l’on rend la justice. Ils ne font pas la guerre seulement aux soldats de l’ennemi, ils la font au crime, à l’erreur, ils la font aussi aux institutions qu’ils jugent incompatibles avec le bonheur des peuples. « A mesure que les Russes lisons-nous encore dans la proclamation, avanceront dans l’intérieur du pays, le pouvoir turc sera remplacé par une organisation régulière. Les habitans indigènes seront aussitôt appelés à y participer activement sous la haute direction d’autorités spéciales et nouvelles. Les légions bulgares serviront de noyau à une force armée locale destinée à maintenir l’ordre et la sécurité. »

Les Russes apportaient aux Bulgares un gouvernement dont la mission était de tout changer en Bulgarie. Quand on veut transformer un pays de fond en comble, la meilleure mesure à prendre est d’en changer la capitale. Midhat-Pacha avait fait de Roustchouk le chef-lieu du vilayet du Danube. Le nouveau gouvernement russo-bulgare, à la fois orthodoxe et révolutionnaire, a établi sa résidence à Tirnova; il a restitué son honneur, sa primauté, toutes ses prérogatives à la cité ou à la bourgade romantique que baigne la Jantra, à la ville épiscopale, à la ville des Asanides, située au pied de la montagne sainte. On s’est étonné du bombardement de Roustchouk; on écrivait à ce propos : « Quand une place est investie ou cernée, tous les moyens sont bons qui peuvent hâter sa chute; mais on ne saurait admettre qu’un général cherche à se faire la main en brûlant de loin le chef-lieu d’une province sur le sol de laquelle il n’a pas réussi à faire passer son armée. » On oubliait que les généraux russes font volontiers de la stratégie psychologique; ils connaissent les hommes, ils savent que l’imagination des peuples est une puissance avec laquelle il est utile de compter. Ce n’est point par inhumanité que les Russes ont bombardé Roustchouk ; ils n’ont aucun goût pour les cruautés inutiles. Ils ont voulu punir cette malheureuse ville de l’usurpation qu’elle avait commise et réduire à néant l’œuvre