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envahis ont changé de gouvernement, ils sont déliés de tous leurs devoirs envers leur patrie, ils n’en ont plus qu’envers le conquérant. La justice a renoncé depuis longtemps à l’emploi de la question, du chevalet, du plomb fondu ; le nouveau droit des gens prétend ajouter aux cruelles rigueurs de la guerre de véritables supplices moraux, en mettant à la torture la conscience d’un peuple, en l’obligeant à se mentir à lui-même et à reconnaître ses vainqueurs pour ses maîtres légitimes, avant même que leur victoire ait été consacrée par un traité.

Les auteurs du Précis du droit des gens condamnent énergiquement la doctrine russe ; ils n’ont garde d’admettre que l’état envahisseur soit substitué par le fait de l’occupation à tous les droits de l’état envahi. Ils remarquent que c’est là une assertion toute gratuite. L’occupant n’est point le propriétaire du territoire occupé : « Le pouvoir qu’il y exerce n’a d’autre fondement que la force dont il dispose ; ce pouvoir existe partout où cette force se manifeste, il est nul partout où cette force ne se manifeste pas. » La guerre est la suspension du droit ; elle ne doit s’occuper que de son objet, qui est de détruire les armées de l’ennemi, pour lui prouver qu’il est le plus faible ; mais elle n’a pas qualité ni pour rendre la justice, ni pour faire ou défaire des lois. Le conquérant qui organise sa conquête avant que la paix soit faite préjuge l’événement, il entreprend sur l’avenir et sur l’œuvre des traités, ou, pour mieux dire, il déclare que les traités sont superflus, que la force n’a pas besoin d’être consacrée par d’inutiles formalités, qu’elle se suffit à elle-même et que ses arrêts sont aussi respectables que ceux d’un tribunal. En vain lui direz-vous : « Dans le jeu terrible de la violence et du hasard, l’événement n’est jamais certain ; craignez les retours de la fortune et ses repentirs funestes. Cette province que vous avez prise, êtes-vous sûre qu’elle vous restera ? Mettez partout les scellés dans le territoire envahi, mais ne disposez pas d’avance des effets de la succession, attendez que votre qualité d’héritier ait été reconnue. » — Pour toute réponse, la force vous montre en souriant la pointe de son épée, qui écrit des lois avec du sang.

MM. Funck et Sorel ont fait un livre excellent ; mais, si sages que soient leurs principes, n’ayant pas cinq cent mille hommes à leurs ordres, ils doivent se contenter de les prêcher, et il est douteux qu’ils en puissent jamais faire l’application. Entre eux et le cabinet de Saint-Pétersbourg, la partie n’est pas égale. Le gouvernement russe possède ce grand avantage que non-seulement il professe ses doctrines, mais qu’il les applique. La conférence de Bruxelles n’a pas accepté son nouveau droit des gens, il s’est réservé de le mettre lui-même en pratique ; l’occasion s’en est bientôt présentée, il s’est empressé de la saisir. On a pu s’en convaincre en lisant la remarquable proclamation adressée par l’empereur Alexandre aux Bulgares. Après leur avoir rappelé que le soldat russe est venu combattre pour l’amélioration de leur sort, après