Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/697

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. de Gobineau dans ses vifs dialogues sur la renaissance italienne.

Veut-on un exemple de l’intérêt qu’il essaie de produire par ses tableaux et de l’art qu’il y apporte? Michel-Ange est dans son atelier, au couvent de Tintori, à Sant-Onofrio. Pendant qu’il travaille à un vaste carton, quelqu’un frappe à la porte. L’artiste va regarder par un guichet, fait tourner la clé dans la serrure et ouvre. Celui qui entre est Francesco Granacci, un admirateur du grand artiste, on n’ose dire un disciple, tant il partage peu les ardeurs impétueuses et les passions exclusives du maître. Granacci, qui sait manier le crayon, est avant tout un amoureux du beau. Sans nulle ambition de gloire, il se contente de jouir. Il admire le Sanzio comme il aime le Vinci, et les durs jugemens du vieux tailleur de pierre sur ces génies merveilleux ne troublent pas un instant sa tranquille extase. Michel-Ange le secoue, le tourmente, essaie de faire jaillir la passion de cette âme trop douce. Il lui reproche de ne pas être jaloux des maîtres,

« Es-tu jaloux de moi? — Pas le moins du monde. — Voilà le mal. Comment! toi, un artiste, tu te places devant l’œuvre d’un autre, tu l’admires et tu n’es pas jaloux? tu ne te déchires pas la poitrine avec rage, et tu ne maudis pas le jour où cet ennemi a trouvé et saisi ce qui est à toi? Ne sais-tu donc pas que c’est avec la fureur, l’emportement, la véhémence que l’on escalade le ciel? Il s’agit bien de sourire! Je ne dis pas de me courir après, la dague au poing, mais je trouverais concevable que tu me détestes, et moi, je t’en aimerais davantage. Raidis-toi, deviens un homme ; je t’apprendrais tout ce que sais, je te montrerais ce que je peux. Allons, Granacci! donne-toi à quelque fougueuse résolution ! Assieds-toi là ! Travaille ! il n’y a que le travail et l’enivrement de créer qui infusent de la saveur dans la vie. En elle-même, elle ne vaut rien ! »

Ce dernier trait nous peint déjà la désolation de Michel-Ange en face des hontes de son temps. Le travail, l’enivrement de créer, voilà le seul refuge pour l’âme qui souffre. Les autres sentimens de ce mâle génie, — piété, résignation, protestation, enthousiasme de l’art, mépris de tout ce qui est bas, — éclatent avec la même vigueur dans les paroles qui suivent. Granacci lui demande s’il sait les nouvelles. — « Je ne prends nul intérêt aux nouvelles. » — Granacci continue cependant et lui apprend qu’un nouveau pape vient d’être élu. C’est le Piccolomini, qui s’appelle désormais Pie III. — L’artiste répond simplement : — « Puisqu’il est pape, il faut le respecter. » — Mais Granacci ayant ajouté : « On dit que César Borgia... » Michel-Ange l’interrompt brusquement, et, d’un cri superbe, nous ouvre le fond de son cœur :

a Je ne me soucie ni des Borgia, ni des Sforza, ni de personne. Je suis un artiste et ne vois dans le monde que mon travail, et surtout la sainte religion. Je ne recherche pas pourquoi le seigneur Dieu, — que son nom soit béni ! — a mis sur la terre tant de princes, de capitaines