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égarés. Tout à coup, elle arracha sa main de la sienne, avec une exclamation sourde : — Ah..., Spiro..., murmura-t-elle effarée, — et elle porta ses deux mains à son front pour ne pas le voir. Puis elle se dressa, et comme elle allait pousser un grand cri : — Oh ! ne dis rien, n’appelle pas, je serais perdu, dit tout bas Spiridion à genoux, — ne dis rien, Dionytza... je te jure, je ne te ferai pas de mal. — Et il reprit d’une voix brisée : — Oh! pardon, pardonne-moi, je suis malheureux; j’ai voulu seulement te parler, je ne pouvais pas rester là-bas. Laisse-moi seulement te voir dormir.

Dionytza le regardait : il sanglotait, il faisait peine à voir. Elle lui dit simplement : — Non, laisse-moi, va-t’en, Spiro,... tu as tort, laisse-moi.

Alors il lui rappela les heures passées, son amour ; il lui raconta ses craintes, ses incertitudes; — comment ne l’avait-elle pas compris, comment ne l’avait-elle pas attendu?

Cette pensée lui rendit toute sa fureur : — Tiens, Dionytza, il faut que tu me cèdes, l’heure est venue, et je te l’ai dit. — Elle tremblait, haletante; avec un frisson convulsif, il prit son large kandjar et le lui montra. — Oui, reprit-il, il faut que tu me cèdes, il faut que tu sois à moi.

Alors Dionytza pleura : — Oh! Spiro, c’est mal ce que tu fais, c’est lâche; tu sais bien que je suis mariée et que je ne puis être à toi ; oh ! c’est mal, tu es lâche, — et elle se détourna, la tête dans ses mains, s’appuyant sur la plate-forme de la terrasse.

Il la regardait, stupide, hébété : il voyait ses cheveux, son col, son dos, secoués par de longs sanglots, et il ne comprenait plus. Il vit seulement que c’en était fait, qu’il était lâche et qu’il venait de la perdre pour jamais : non, elle ne serait jamais à lui, mais à l’autre, à l’autre, — et il serrait dans sa main le manche de son couteau, la regardant toujours, anéanti. — Alors, éperdu à cette pensée, il approcha les lèvres de sa nuque, au-dessous de ses cheveux tordus et l’embrassa furieux, et comme elle se retournait pour se débattre et tendait vers lui ses deux bras, il leva son kandjar et, d’un seul coup, plongea la lourde lame dans sa poitrine nue.

Un cri rauque, affreux, s’arrêta dans la gorge de Dionytza : elle tomba en avant, dans ses bras.

Le lendemain on le trouva près de la morte, le visage collé contre la blessure, dans le sang. Il ne dit pas une parole et se laissa prendre. On dut instruire son procès à la ville, et, vers les premiers jours de l’automne, le petit port de Lithara reçut la frégate qui ramenait la guillotine et le condamné. L’instrument du supplice fut dressé sur la grève ; Spiridion vint y porter sa tête, à cette même place où Dionytza avait chanté.


PAUL D’ESTOURNELLES DE CONSTANT.