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le genre de vie et l’alimentation des divers animaux, le goût et le dégoût s’appliquent à des objets tout différens. L’odeur cadavérique nous répugne, mais pour les mouches qui se nourrissent de matières décomposées ces odeurs fétides deviennent des odeurs agréables. Le crapaud, qui est pour nous un animal hideux à voir, n’est pas hideux en lui-même. Le beau pour le crapaud, a dit Voltaire, c’est sa crapaude. Le mépris que nous témoignons pour certains êtres, justifié par notre propre organisation, n’est pas justifié en soi. Rien n’est fétide ni laid dans la nature; il y a seulement des choses que nous jugeons fétides et laides, parce qu’elles sont avec notre organisation dans un certain rapport qui explique la nature de nos sensations.

Il aurait pu se faire que la raison de l’amertume ou de la fétidité de telles substances plutôt que de telles autres fût impossible à découvrir. Toutefois il m’a semblé que, par une analyse attentive, on parvient à discerner une raison, cachée et obscure sans doute, ensevelie sous un amas de faits contradictoires, générale cependant, grâce à laquelle on peut rattacher cet instinct du dégoût à l’instinct de la conservation de l’individu.

Comment cet instinct a-t-il été acquis? c’est une question encore fort obscure et pour laquelle les diverses hypothèses peuvent se donner librement carrière. Pour nous, nous croyons que c’est un fait d’hérédité. La lutte pour l’existence et la sélection naturelle ont donné à nos ancêtres une somme merveilleuse de sentimens instinctifs qui semblent comme créés par une force surnaturelle, pour veiller sur nous, nous protéger, nous défendre contre nous-mêmes et contre les excitations extérieures. Par là il se trouve que l’homme, comme les autres animaux, a des instincts qui sont justifiés et qui ont leur raison d’être. Tout se passe comme si l’homme avait été créé avec une grande perfection, chacun de ses instincts étant approprié à la protection d’un de ses organes et des fonctions de cet organe. Or le dégoût semble exister pour nous sauver de la mort et de la douleur, funeste avant-coureur de la mort : aussi trouve-t-on dans le danger ou l’inutilité des corps qui nous répugnent, et des animaux qui nous font horreur, la raison d’être de cette répugnance et de cette horreur.

Ainsi les alcaloïdes, ces poisons végétaux si terribles, sont tous d’une extrême amertume; les reptiles, dont un grand nombre sont redoutables à l’homme, nous inspirent par leur vue et leur contact une extrême répulsion; les gaz putréfiés, les liquides purulens et sanieux des plaies ont une odeur infecte, et ces trois qualités, différentes en ce qu’elles affectent trois sens différens, le goût, le toucher et l’odorat, ont cependant cela de commun que le dégoût est