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des phrases et des épithètes, un je ne sais quoi à la fois inconscient et cherché permettent de présenter des images qui, disposées autrement, seraient répugnantes, tandis que, tracées par un grand écrivain, elles trouvent grâce devant le goût, et peuvent même, selon la valeur de l’idée qu’elles expriment, devenir grandioses. Ainsi l’image d’un ver de terre a quelque chose de repoussant, et cependant qui n’a admiré ces vers magnifiques que Victor Hugo prête à un de ses héros?

Madame, sous vos pieds, dans l’ombre, un homme est là,
Qui vous aime, perdu dans la nuit qui le voile,
Qui souffre, ver de terre amoureux d’une étoile.
Qui pour vous donnera son âme, s’il le faut,
Et qui se meurt en bas quand vous brillez en haut.


C’est qu’alors l’idée a changé : on pense non plus au ver lui-même, mais à la distance prodigieuse qui sépare le plus infime des êtres, rampant sur la surface terrestre, et un astre éclatant qui brille à la voûte lointaine des cieux. On pourrait citer bien d’autres exemples où une image répugnante se trouve remplacée par une autre qui nous plaît et qui finit par triompher de la première.

Pour le peintre, le sculpteur et le poète, le but suprême, c’est d’offrir des idées qui plaisent, et ils disposent pour cela de ressources presque infinies, puisque chaque détail, si indifférent qu’il paraisse, peut changer le cours de nos impressions et les rendre agréables ou pénibles, selon la volonté et le talent de l’écrivain ou du peintre. C’est ainsi que les grands artistes font passer devant nos yeux une série d’images qui, repoussantes en elles-mêmes, deviennent, par la disposition des parties qui les entourent, agréables plutôt que déplaisantes. En un mot, pour une œuvre d’art, l’idée qu’elle évoque, le sentiment qu’elle fait naître, lui donnent tout son caractère. Rien ne vaut que par cette impression, et, si elle n’est pas la mesure absolue et unique de toute œuvre d’art, au moins on doit en tenir compte plutôt que de tout le reste. Aussi pour un certain nombre de tableaux, de statues ou de drames, y a-t-il désaccord dans les opinions, et il est probable que des deux côtés on a raison. Si on ne se place pas au même point de vue, et si on n’est pas ému de la même manière, on porte un jugement tout différent. Les uns jugeront très beaux les vers de Victor Hugo que j’ai cités; d’autres, en petit nombre, il est vrai, trouveront la comparaison choquante. L’erreur, au point de vue philosophique, bien entendu, est de croire qu’il y a un bon goût et un mauvais goût absolus.

Pour éveiller certaines idées, un tableau ou un morceau de poésie ont besoin de bien peu de chose. Ainsi ce qu’on appelle les natures