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il y a encore bien des bizarreries dans notre goût ou notre répulsion pour certains alimens. J’ai déjà parlé du gibier faisandé; il semblerait aussi que le fromage avancé, dans lequel déjà les vers ont commencé à se mettre, dût inspirer un profond dégoût; il parait cependant que certaines personnes estiment fort un pareil mets, et le regardent comme des plus délicats. Expliquera-t-on cette anomalie? n’est-ce pas plutôt une perversion du goût inexplicable?

C’est encore à l’habitude qu’il faut attribuer l’influence de l’ordre des mets sur notre goût. Ainsi le lait, le vin, le bouillon, sont trois alimens fort agréables pris séparément et en leur temps, mais si on fait un mélange de lait, de vin et de bouillon, on aura un liquide dont l’odeur, la vue et le goût seront insupportables. Pourtant c’est toujours un aliment, et dans l’estomac le mélange doit s’opérer nécessairement. On pourrait donc croire que l’instinct se trompe, et peut-être ce mélange ne serait-il pas dédaigné par les animaux dont les instincts primitifs ne sont pas faussés par les habitudes sociales. Cependant il est à remarquer qu’un mélange de lait et de vin n’est plus un liquide alimentaire normal, et que nous avons produit, en quelque sorte par synthèse, un liquide nouveau différent des deux premiers et ne pouvant plus être regardé comme un aliment naturel. Le lait s’est coagulé : la couleur du nouveau liquide est devenue déplaisante à l’œil, et l’ensemble nous fait plutôt penser aux matières rejetées par l’estomac après la digestion qu’à des alimens sains et intacts, qu’on prendrait avec plaisir.

L’état physiologique joue un rôle au moins aussi important que l’habitude. Selon notre appétit ou notre soif, les alimens nous inspireront du goût ou de la répugnance. Des malheureux pressés par la faim se sont nourris de matières infectes ; quelle que fût leur répulsion, elle était dominée par un instinct plus puissant. En revanche, la satiété produit une sorte de dégoût des alimens. Après un copieux repas, la vue et l’odeur des mets deviennent insupportables. Il suffit d’être un peu malade pour perdre l’appétit et être désagréablement affecté par l’odeur et la vue des mêmes alimens que des personnes en bonne santé et ayant de l’appétit regardent comme très agréables.

Ainsi tout ce que nous voyons nous permet de conclure d’une manière positive que les objets, considérés comme alimens, nous plaisent, alors que, considérés à un autre point de vue, ils pourraient encore nous répugner. S’ils ne sont rien par rapport à nous, comme le marbre, l’hydrogène ou le soufre, ils n’exciteront que l’indifférence; si au contraire ils nous touchent de près, comme les produits de nos sécrétions et les gaz de la putréfaction, ils exciteront d’autant plus de dégoût qu’ils sont plus inutiles et