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et préoccupés plus que de raison de la pensée de la damnation, véritables frères de nos bergers du Cantal et des Cévennes pour la superstition et l’habitude des rêveries sombres ; mais il est au moins un souci dont ils sont exempts, et qui n’ajoute pas son poids, comme chez nos pasteurs, au faix des tristesses engendrées par la vie solitaire, le souci de la privation matérielle. Le salaire ordinaire d’un berger australien varie entre 30 et 40 livres par an (de 750 à 1,000 francs), plus ses rations, qui sont à peu près uniformes pour tous les ouvriers de la station, c’est-à-dire par semaine 14 livres de viande, 8 livres de farine, 2 livres de sucre et 1 livre de thé. C’est de quoi le remettre quelque peu en confiance de la bonté de la Providence, une fois qu’il sort de son bush. Dans le second système, le run est entouré d’une palissade sur toute son étendue, et les moutons sont laissés errans en liberté à l’intérieur. Dans ce cas, les bergers deviennent inutiles et sont remplacés par des surveillans à cheval nommés boundary riders (cavaliers des limites), chargés de faire plusieurs fois par semaine l’inspection de la palissade, et de la remettre en bon état là où elle a été renversée ou brisée. Le salaire du boundary rider est encore plus élevé que celui du berger, 45 livres par an (1,125 francs), plus ses rations. Ce sont là les serviteurs principaux des runs pendant la plus grande partie de l’année, mais vienne l’époque du lavage et de la tonte, et une nuée d’ouvriers s’abat sur la station. Les tondeurs ne sont payés ni par journées, ni par semaines, mais par nombre de moutons tondus, soit d’ordinaire 3 shillings 7 deniers par 20 moutons, par conséquent le salaire varie singulièrement selon l’habileté et l’agilité de main de l’ouvrier. Quelques-uns en tondent jusqu’à 120 par jour, mais on peut estimer que 80 est une bonne moyenne ordinaire, ce qui porte le salaire habituel d’un tondeur entre 15 et 20 francs par jour, plus les invariables rations, dont le squatter ne fournit pas la cuisson et qui sont apprêtées par un cuisinier aux gages des ouvriers associés à cet effet.

La quantité et la qualité des rations qui accompagnent toujours le travail rural est un fait digne d’être remarqué, car il ajoute le bien-être à cette rémunération déjà si élevée. « J’ai lu je ne sais combien de livres sur l’Amérique, écrivait Carlyle dans un jour de mauvaise humeur contre la stérilité de la vie politique américaine, et ce que j’y ai vu de plus intéressant, c’est que les ouvriers yankees pouvaient manger du dinde à leur dîner. » On pourrait dire sans mauvaise humeur aucune quelque chose de pareil pour l’Australie, à cette différence près que le dinde est remplacé par le mouton. À la vérité, le mouton revient chaque jour, en sorte que ce retour invariable empoisonne quelque peu le bien-être de l’ouvrier australien, qui prendrait volontiers contre cette nourriture les précautions