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que l’aristocratie pastorale se renforce des effets même du fléau qu’elle a le plus à redouter.

Il faut être riche en effet pour prospérer dans la vie de squatter, et même il faut être déjà relativement riche pour l’entreprendre; cela ressort en toute évidence des faits que M. Trollope a été, croyons-nous, le premier à faire connaître. Rien n’est plus dangereux pour un squatter que d’entrer en affaires avec un capital insuffisant. Ce n’est pas que ses dépenses annuelles soient très fortes: sa vie, quoique hospitalière et large, est simple et forcément morale; la solitude du bush le protège contre les entraînemens de la prodigalité et la fatale émulation de l’exemple. Le personnel de son run est relativement peu nombreux, et, lorsqu’il a passé la saison du lavage et de la tonte, qui exige des armées d’ouvriers, cinquante ou soixante serviteurs lui suffisent pendant le reste de l’année pour la garde et le soin de ses vastes troupeaux; mais les frais de premier établissement sont considérables. Il lui faut bâtir sa maison, établir ses innombrables baraques, ses parcs, ses réservoirs pour le lavage, ses hangars pour la tonte, il lui faut palissader son run sur une étendue immense, il lui faut payer sa licence pastorale, acheter ses troupeaux ; tout cela exige une première mise de fonds qui, aussi modeste qu’on la suppose, constitue déjà une fortune d’ordre moyen. C’est 200,000 ou 300,000 francs qu’il lui faut dépenser avant la mise en train de ses élevages; s’il ne les possède pas ou s’il n’en possède qu’une trop faible partie, il lui faut emprunter, et cela il ne le peut qu’à des conditions très particulières, vu sa situation et la nature de sa propriété.

D’ordinaire, lorsqu’un propriétaire veut emprunter, il donne gage sur sa terre et non sur les produits qu’il en tire, et pourvu qu’il paie sa dette ou les intérêts de sa dette aux dates prescrites, l’hypothèque le laisse parfaitement libre d’exploiter sa terre à son gré, de l’améliorer comme il l’entend, d’en transformer la nature, de changer les terres en vignes et les vignes en prés, de diminuer ou d’augmenter ses étables, de vendre ses produits à son heure et à sa convenance, car la terre répond de tout. Mais le squatter ne peut emprunter sur son run, qui est la propriété du public et dont il n’est que locataire ; c’est donc sur ses troupeaux et plus particulièrement encore sur leurs produits que doit reposer le gage de sécurité du créancier, ce qui équivaut à dire que la dette transporte entre des mains étrangères sa propriété et ses revenus à la fois, sans qu’il en puisse disposer à son gré. Il s’est adressé à un marchand ou à un banquier qui a consenti à lui prêter la somme nécessaire à son établissement à un intérêt d’autant plus élevé que le gage de sécurité, c’est-à-dire la laine, est soumis à plus de variations.