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Ainsi est née une classe agricole, dite des free selecters, de la faculté laissée à tout acheteur de choisir son lot de terre. Ces nouveaux arrivans ont été accueillis par les squatters avec des sentimens tout autres que fraternels. Le gouvernement, ont-ils dit, fraudait la loi à leur préjudice, et violait les conditions qu’il avait non-seulement acceptées, mais proposées lui-même, et cela, pourquoi? Pour introduire au milieu d’eux des intrus qui n’avaient même pas payé leurs terres, et qui ne les paieraient jamais que par les larcins pratiqués sur les propriétés de leurs riches voisins. Il n’est sorte de crimes dont les squatters n’aient accusé les free selecters, et malheureusement une partie de ces accusations sont fondées. Les chevaux qu’ils montaient étaient des chevaux volés, les bestiaux dont ils se servaient étaient des bestiaux dont ils avaient effacé adroitement les marques, la viande qu’ils mangeaient provenait d’animaux abattus de nuit dans leurs runs, la laine dont ils étaient vêtus avait été arrachée aux toisons de leurs troupeaux. Et leurs enfans, quels mêmes malfaisans et mal-appris ! Et quelles mœurs ils apportaient avec eux! Voici qu’ils établissaient des cabarets et des débits de liqueurs à proximité des runs où jusqu’alors avait toujours régné une sobriété exemplaire exigée par la nature des travaux à exécuter. Il est vrai que les malheureux étaient bien obligés de se créer des ressources licites ou illicites, morales ou immorales, impuissans qu’ils étaient à vivre sur leurs terres lorsque le squatter ne consentait pas à les prendre à ses gages, parmi ses régimens d’ouvriers, à l’époque de la tonte. Le gouvernement croyait-il d’ailleurs que les trois quarts de ces gens voulaient sérieusement s’adonner à l’agriculture? Eh non ! ils n’avaient acquis leur lot de terre que pour se le faire chèrement acheter par leurs voisins, enchantés de se débarrasser à n’importe quel prix de l’épine qu’on leur mettait au côté. Le gouvernement croyait encourager des agriculteurs, et c’était de détestables spéculateurs qu’il favorisait. Autant aurait valu envoyer sur leurs runs des tribus d’aborigènes, dont ces gens-là étaient les dignes émules pour le vol et la malfaisance. Le gouvernement leur disait, par manière de consolation, que la terre pastorale ne manquerait jamais en Australie. Fallait-il donc que, pour se débarrasser de ces incommodes voisins, ils abandonnas- sent leurs runs et poussassent leurs troupeaux plus loin? Non, mieux valait les expulser eux-mêmes adroitement, et, puisque la loi les fraudait, frauder subtilement la loi. Des lots de terre pris à leurs runs étaient mis en vente, il n’y avait qu’à les acheter. La loi limitait, il est vrai, le nombre d’acres qui pouvaient être achetés par chaque colon; eh bien ! en avant le système des hommes de paille! La terre sera rachetée par un seul, sous dix, vingt, trente noms différens. C’est le système qu’on appelle en Australie dummying,