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Racine écrivait : « On disait que les jésuites étaient joués dans cette pièce, les jésuites au contraire se flattaient qu’on en voulait aux jansénistes. »

Aussi bien ces recherches, trop systématiquement poursuivies et menées trop avant, sans compter que jamais elles n’aboutiront à la certitude, ont-elles ce défaut qu’elles rabaissent et qu’elles diminuent la comédie de Molière en l’asservissant à une imitation de la réalité, trop précise et trop littérale. C’est comme la recherche de ces originaux que Molière aurait eus sous les yeux en composant ses grandes pièces et dont il n’aurait fait en quelque sorte que tirer copie. Sans doute c’est un hommage au génie de Molière que de reconnaître dans ses moindres personnages une telle intensité de vie qu’on soit tenté de se demander si ce sont eux qui imitent la nature, ou si ce ne serait pas la nature qui les copierait ; mais c’est précisément le propre du grand art que de donner cette illusion de la réalité : c’est là proprement ce qu’on appelle « créer. » Quand nous rencontrons dans l’histoire d’une littérature ces œuvres marquées au signe du talent, dont le mérite suprême n’est que d’exprimer sous une forme littéraire les sentimens et les idées qui sont les sentimens d’une époque et d’une civilisation, — que la critique littéraire et la recherche érudite s’efforcent à l’envi de définir cette époque, de restituer cette civilisation, et qu’elles ne considèrent les romans de Mme de La Fayette, par exemple, ou les tragédies et les opéras de Quinault qu’à titre de documens historiques, rien de mieux; mais les grandes œuvres, les œuvres maîtresses, faisons-leur cet honneur de ne voir et de n’étudier en elles qu’elles-mêmes. Je ne sais pas si Molière a pris le modèle de Tartuffe sur l’abbé de Pons, ou sur le sieur de Sainte-Croix, ou sur l’abbé de Roquette, ou sur le prince de Conti; je n’ai pas même besoin de le savoir. Je ne sais pas s’il a fondu, ni comment, en un type unique et cohérent les traits que dans chacun d’eux aura pu démêler la sûreté de son regard et la toute-puissance de sa pénétration; c’est le secret de son génie. Mais je sais que Tartuffe est Tartuffe, comme Alceste est Alceste, comme Arnolphe est Arnolphe, des caractères tirés des entrailles de la nature, éternels exemplaires des vices et des faiblesses humaines, vieux comme le monde et qui ne périront qu’avec lui.


FERDINAND BRUNETIERE.