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hélas ! quand il n’aurait épousé que la fille de sa vieille maîtresse, en dépit de la mère, après neuf mois de résistance et dotée des économies de Madeleine, dont il recueillit plus tard la succession tout entière, le malheureux grand homme en serait-il beaucoup plus excusable?

Croit-on qu’il soit bien utile encore de forcer le secret du ménage de Molière et de relever le nom des amans d’Armande Béjart? Au moins y a-t-il ici quelque prétexte à l’indiscrétion. Molière, qui donnait une grande importance aux moindres parties de son art et qui semble avoir estimé qu’il n’y a pas de petits secrets du métier qu’on néglige impunément, s’est mis lui-même en scène plus d’une fois, avec ses acteurs, profitant de la difformité, de la maladie même pour donner à ses personnages une réalité plus vivante. Ce « chien de boiteux » que rudoie Harpagon, c’était Louis Béjart, qui traînait la jambe, et lui-même, Harpagon, avec sa fluxion sur la poitrine, n’était-ce pas Molière, déjà souffrant de la maladie qui devait l’emporter? D’ailleurs on lit dans la préface de La Grange : « On peut dire que dans ses pièces il a joué tout le monde, puisqu’il s’y est joué le premier en plusieurs endroits sur les affaires de sa famille et qui regardaient ce qui se passait en son domestique. C’est ce que ses plus particuliers amis ont observé plus d’une fois. » Pourtant, et malgré l’affirmation de La Grange, il ne faut pas aller trop loin. On cite souvent le Misanthrope et telle scène d’Alceste et de Célimène; mais on semble oublier que ces vers et ces couplets « où la passion parle toute pure » sont tirés presque textuellement de Don Garcie de Navarre, qui fut représenté pour la première fois le 4 février 1661, c’est-à-dire un an avant le mariage de Molière. On cite encore l’École des femmes, et, dans l’histoire du ménage de Molière, on l’appelle même « une pièce prophétique; » mais, outre qu’il faut bien convenir que Molière aurait mérité le sort d’Arnolphe et pis encore, s’il eût fait vraiment élever Armande comme Arnolphe a fait élever Agnès, on oublie peut-être que cette pièce prophétique est postérieure de dix mois au mariage. Autre exemple ; supposons que la toile se lève et que l’acteur nous apparaisse : «Il faut avouer que je suis le plus malheureux des hommes. J’ai une femme qui me fait enrager... Au lieu de se tenir à la maison, elle aime la promenade, la bonne chère, et fréquente je ne sais quelle sorte de gens... » Cette femme dont on parle est Armande sans doute, et celui qui parle est Molière ? Point du tout, c’est le Barbouillé, et peut-être qu’Armande n’est pas encore sortie de nourrice. Toutefois il est bien certain qu’Armande ne fut pas une Lucrèce. Le même amateur des choses de théâtre que nous avons nommé plus haut, Nicolas